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pées qui se rattachent à un pays montagneux, tandis que la rive gauche, moins élevée, est parsemée de belles touffes d’une variété d’aréca ; ses rives offrent à chaque pas des échappées de l’effet le plus pittoresque. On la dit infestée d’une sorte de requin d’eau douce. Ko-Mai-Naitasiri me raconta que quelques hommes étant venus d’une distance considérable dans cette partie de la rivière, afin de couper des arbres destinés à la construction d’un temple, l’un d’eux, au retour, sauta dans l’eau, je ne sais pour quel motif. Aussitôt un de ces requins d’eau douce le happa fortement au pied ; l’un de ses compagnons, s’élançant à son secours, fut à son tour saisi à la main, et huit autres individus furent successivement mordus dans leur lutte pour dégager leurs camarades. L’homme dont la main avait été emportée mourut bientôt par la perte de son sang, mais les autres purent être guéris. On prétend que ces dangereux animaux n’attaquent jamais les gens de Mbao, et il n’était pas rare autrefois d’entendre ces soi-disant privilégiés s’écrier en abordant ce passage : « Mai Kumbuua, je suis de Kumbuna », une des désignations de Mbao. Le village de Naitasiri se présenta à nous à un détour de la rivière qui porte ici le nom spécial de Waini-Kumi (littéralement : l’eau de la barbe). D’après une tradition du pays, en effet, les jeunes gens encore imberhes hâteraient la croissance de leur barbe en se lavant le menton dans une source qui découle d’une roche située à cet endroit, vers l’un des bords du Wai-Levu. Le petit ruisseau, en tombant du haut du rocher, dont la coupe est presque verticale, produit une faible cascade qui cependant, à l’époque des grosses pluies, prend un certain développement. C’est la seule chute d’eau que renferme le district de Naitasiri.

« À mesure que nous avancions, mes yeux découvraient de toutes parts un riche feuillage ou se mêlaient des plantes grimpantes, de belles fougères et les tiges du ninsawa ; entre les éclaircies que laissaient ces touffes de verdure s’étendaient çà et là, sur les bords du Wai-Levou, des espaces revêtus de hautes herbes ou des prairies d’une végétation plus modeste. La rivière se resserre graduellement de Wai-ni-Kumi à Naitasiri ; mais là elle s’élargit de nouveau, et ses deux rives, particulièrement celle de gauche, prennent une hauteur considérable.


III

Les géants et les ogres des Viti.


En arrivant à Naitasiri, nous amarrâmes nos canots, et gravissant une berge roide, couverte d’un gazon épais, nous suivîmes un sentier tracé à travers un bosquet de pamplemoussiers dont les fleurs épanouies chargeaient l’air de leur parfum. Il fut convenu que nous habiterions la maison du tala-tala ou instituteur, celle du chef résident, Na-Ulu-Matna, n’étant pas en suffisant état d’entretien. Josias, l’instituteur, homme de bonne mine, né aux îles Tonga, vint à notre rencontre ; il était vêtu d’une chemise de coton rayé, d’une jaquette en calicot blanc, et ses reins étaient serrés par une pièce de masi, étoffe indigène faite de l’écorce du mûrier à papier, et pour la fabrication de laquelle les Vitiens sont renommés dans toute la Polynésie. Nous secouâmes amicalement la main de Josias, et bientôt après nous attendions l’arrivée de Na-Ulu-Matua, étendus sur les nattes qui couvraient confortablement le sol. Le chef, frère aîné de Ratu-Vakaruru, est si renommé pour sa taille gigantesque et sa corpulence, qu’il en a reçu les surnoms de Na-Nygari-Kau, le Colosse, et de Na-Ka-Bvu-Bvu, littéralement : la Chose énorme. Il fit bientôt son apparition, et sa présence justifia pleinement tout ce que nous en avions entendu dire. Vakaruru mesurait six pieds cinq pouces et demi (environ 1m, 95) de hauteur ; mais son frère était de beaucoup plus grand, et chargé d’un embonpoint qui était un véritable fardeau pour lui. Nous serrâmes la main à notre nouvelle et noble connaissance, qui s’accroupit à une distance respectueuse de son oncle Ko-Mai-Naitasiri, se risquant à peine à prendre part à la conversation autrement que par un murmure plein de réserve.

« Nous parcourûmes ensuite le village de Naitasiri, cherchant a y reconnaître les restes de l’ancien culte barbare ; il n’en restait plus rien qu’un tertre revêtu de gazon et d’arbustes, sur l’emplacement du temple des esprits ou Mbure-Kalau. Nous remarquâmes cependant un arbre d’un port élevé, nommé Tavala, sur l’écorce duquel on apercevait une suite d’incisions verticales, s’étendant du tronc jusqu’à la naissance des plus petites branches ; c’était une espèce de registre des corps morts (Mbukulas, en langue vitienne) amenés en ce lieu pour être consacrés dans le temple avant qu’on les fît cuire et qu’on les mangeât. Les incisions les plus basses étaient profondément marquées par suite de l’épaisseur de l’écorce, tandis que les plus élevées étaient à peine visibles. »

Les Vitiens sont encore loin d’avoir renoncé au cannibalisme ; s’il disparaît partout où les missionnaires anglicans étendent leur influence, on en retrouve encore la détestable pratique dans les districts de l’intérieur. Mais là même, il se dissimule, il se cache et ne se fait pas gloire de ses appétits féroces ; autrefois, au contraire, on tenait à honneur de constater le nombre des victimes dévorées ; parfois c’était à l’aide d’incisions successives sur des arbres ou des poteaux, souvent aussi c’était en plaçant dans les environs de la demeure du chef une pierre commémorative de chaque corps qu’il avait mangé. Un missionnaire rapporte à ce sujet le fait suivant, à peine croyable, s’il n’en attestait sérieusement la véracité. Parmi les chefs les plus renommés pour leur anthropophagie, Ra-Undreundu fut le plus fameux de tous, sans contredit ; il était un sujet d’étonnement et d’horreur pour les Vitiens eux-mêmes. La fourchette dont ce monstre se servait avait mérité un nom spécial : on l’appelait undro-undro, une expression par laquelle on désigne une personne ou un objet supportant un fardeau pesant. Ra-Vatu, le fils de ce cannibale, se promenant, avec le missionnaire anglican qui l’avait converti au christianisme, au milieu de ses domaines héréditaires, montra des rangées de pierres placées là pour indiquer le nombre de corps humains que Ra-Undreundu avait