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évidemment laissées par des doigts ensanglantés, et autour de laquelle étaient suspendus des débris de yanggoua.

« Le mbure-ni-sa on maison des étrangers, comptait environ cinquante pieds de long sur vingt et un de large. Un beau tronc de maks-oui, arbre d’un port droit et élevé, formait la poutre principale de la toiture. De chaque côté, à l’intérieur du mbure, étaient disposés, pour dormir, des emplacements garnis de nattes posées sur une couche de feuillage et d’herbes sèches. Les jeunes gens du village passent souvent la nuit dans cet édifice, mais ils sont toujours prêts à céder la place aux étrangers, politesse hospitalière fort appréciée de ceux qui ont à en profiter.

« De Viti, nous remontâmes à Notaika, localité de la rive gauche, naguère dévastée par un parti de la tribu de Naitasiri : mais elle venait d’être reconstruite. La population de cet endroit, autrefois considérable, venait d’être décimée par le lila qui avait éclaté avec un caractère épidémique parmi la tribu. Le chef, un homme jeune encore, parcourait incessamment toutes les localités environnantes afin de surveiller l’enlèvement des corps morts qui étaient immédiatement jetés dans la rivière. Comme cette opération s’accomplissait sans un examen bien scrupuleux, en leur passant une corde au cou pour les traîner dans l’eau, il y eut sans doute plus d’un moribond ainsi étranglé avant d’avoir rendu le dernier soupir.

« À mesure que nous avancions, le pays s’élevait, et, des courants formés par les sources des montagnes, rejoignaient fréquemment la rivière.

« En approchant de Matai-Mati, un grand nombre d’individus armés de massues et de lances apparurent sur les rives en poussant les cris les plus sauvages ; sans la présence des femmes et des enfants qui est toujours un signe de paix, cette réunion, pour quiconque n’eût pas été familiarisé avec le caractère vitien, aurait eu un aspect des plus menaçants. Nous gagnâmes le village où Ko-mai-Naitasiri nous avait précédés et, tandis que nous nous reposions dans la maison des étrangers, il conférait avec le chef pour prendre rendez-vous vers un affluent du Wai-Levu, le Muna-Ndonu, où nous devions nous arrêter pendant la nuit. L’affaire réglée, et un rapide coup d’œil jeté sur le village, nous continuâmes notre voyage.

« Au village de Tan-Sa, situé à l’entrée du Muna-Ndonu, nous fîmes de nouveau une station dans le mbure afin d’attendre l’arrivée du chef de Viria a qui nous avions envoyé un messager.

« Les indigènes, cependant, se montraient successivement un à un et s’aventuraient, par degrés, à s’approcher de nous pour voir les papalangis ou étrangers. Une grosse racine de yanggoua fut alors offerte au chef qui nous accompagnait et reçue par lui selon l’étiquette des Viti, avec de singuliers témoignages de reconnaissance. Le chef remercia à peu près en ces termes :

« Je pose la main sur cette racine de yanggoua, en désirant que la paix règne dans Viti et que l’Évangile s’étende sur cette terre. › La foule répondit par ce cri d’approbation : « e mana ndina, ndina ! » expression équivalente à notre « amen ! »

« Les jeunes gens du village réunis pour saluer l’arrivée des étrangers, se groupèrent en frappant des mains et répétant : « Salut au chef qui vient avec des intentions pacifiques ! » Le chef dit alors qui nous étions, quel était le but de notre mission, et fit un récit détaillé de notre voyage jusqu’à ce jour. Tandis qu’il parlait, un des assistants approuvait aux passages les plus intéressants du discours, par des : « io sakwa, oui, monsieur !  ; sa virakwa sakwa, très-bien, monsieur ! » Le discours par lequel on répliqua à cet exposé se composait d’une succession de sentences énergiques, commençant avec une sorte d’hésitation émue et se terminant brusquement par un éclat de voix. L’emphase longuement développée est la figure dominante de la rhétorique vitienne. Les habitants des Viti ont beaucoup de prétention à l’éloquence ; mais ils y réussissent moins qu’à la conversation familière.


V

Science géographique des Vitiens. — Musique et danse.


« Le chef du village de Viria fit son apparition dans la soirée, et à son arrivée on répéta tout le cérémonial dont nous avions été précédemment témoins. C’était un homme de nuance très-foncée, vigoureux, bien proportionné et de beaucoup supérieur à tous ceux qui l’entouraient. Pour tout costume, il portait une pièce de masi serrée autour des reins, et dont un pan, ramené par devant, pendait sur ses cuisses. Son épaisse chevelure, cette partie de leur toilette où les Vitiens étalent le plus volontiers leur coquetterie, et dont l’arrangement capricieux varie à l’infini, était relevée avec art et affectait la forme d’un turban naturel. Nous offrîmes du thé, du biscuit et du tabac aux chefs ; mais n’en ayant apporté qu’un faible approvisionnement de Naitasiri, nous fûmes obligés d’en être plus économes qu’ils ne l’auraient peut-être désiré. Dans la conversation qui s’établit alors, nos convives exprimèrent toute leur satisfaction, par le rapprochement élogieux qu’ils firent entre les agréments que l’existence civilisée procure aux Papalangis et le mode de vivre aux îles Viti ; cependant, selon toute vraisemblance, il dut entrer plus de politesse envers nous que de sincérité dans cette flatteuse comparaison. La vanité nationale est, en effet, un des traits dominants du caractère des vitiens ; leur orgueil à cet égard ne le cède en rien à celui des Chinois, et comme eux, ils considèrent leur pays comme le centre du monde ; aussi les vérités géographiques leur sont-elles particulièrement désagréables. Si on leur montre un globe terrestre, ils l’examinent d’abord avec un minutieux intérêt ; mais aussitôt qu’ils ont remarqué la différence d’étendue entre leur archipel et les grands continents voisins, tels que l’Asie ou l’Amérique, leur plaisir s’évanouit et ils s’écrient avec un sourire forcé : « Ah ! notre terre n’est pas plus large que le saut d’une puce. » leur conviction n’en est d’ailleurs pas ébranlée, et en rejoignant leurs camarades ils déclarent bien vite que ce globe « n’est qu’une boule de mensonge ». Sentant qu’ils ne sauraient être sincères en pareille matière, ils se persuadent facilement, par forme de consolation,