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que les hommes blancs ne le sont pas davantage en parlant de leur pays. On ne sera pas non plus surpris qu’un Vitien, qui a voyagé au loin, n’obtienne qu’une estime médiocre ; la supériorité de ses connaissances, blessante pour ses chefs, le rend insupportable à ses égaux. On rapportera ce sujet qu’un homme de Rewa, ayant visité les États-Unis, reçut à son retour l’ordre de dire si le pays des blancs était préférable aux Viti, et en quoi. Il s’en défendit d’abord, prévoyant sans doute l’issue de cet interrogatoire ; on insista cependant, mais à peine avait-il commencé son récit, qu’un des auditeurs s’écria : « Voilà un impudent gaillard ! » un autre ajouta aussitôt : « Allons donc ! c’est un insigne menteur. » Un troisième, plus exaspéré, réclamait la mort du fâcheux narrateur : « Il est naturel, dit-il, qu’un étranger parle de la sorte, mais c’est impardonnable pour un homme des Viti. » L’indigène désappointé, trouvant si peu de sympathies pour ses impressions de voyage, se hâta de battre prudemment en retraite, laissant ses vaniteux compatriotes se calmer à loisir.

« Comme la soirée avançait, je construisis une flûte grossière avec un bambou, et aux sons que j’en tirai, M. Milne exécuta la danse des sabres des Highlands, en s’enveloppant des amples plis d’une pièce d’étoffe indigène, qui, pour un instant, lui procura la douce illusion de se croire encore revêtu du plaid national. Deux tiges de cannes à sucre croisées à terre, figuraient les larges claymores. La rare agilité que M. Milne apporta à cet exercice excita le vif étonnement des naturels, en même temps qu’elle agissait si efficacement sur lui, que bientôt la transpiration ruissela en grosses gouttes sur son front. Les jeunes gens du village, excités par cet exemple, se livrèrent à toute une série de sauts gymnastiques qui prouvaient leur haute faculté d’imitation, et la fête se termina par une danse improvisée.

« La danse, ce plaisir également familier aux nations civilisées et aux tribus sauvages, est certainement un des passe-temps les plus populaires des îles Viti. Le chant sur lequel on la règle, habituellement d’un rhythme monotone, rappelle par ses paroles, soit un fait actuel, soi un événement historique ; les mouvements des danseurs sont d’abord lourds, puis animés, accompagnés de gestes des mains et d’inflexions du corps. Il y a toujours un chef de bande, et parfois on introduit dans le cercle un bouffon dont les grotesques contorsions provoquent de joyeux applaudissements. Dans les danses régulières des solennités vitiennes, on compte invariablement deux troupes, l’une de musiciens, l’autre de danseurs ; les premiers sont ordinairement au nombre de vingt ou trente, et les seconds réunissent fréquemment cent ou deux cents individus. Ceux-ci, couverts de leurs plus riches ornements, portant en outre la massue ou la lance, accomplissent une suite d’évolutions diverses, marches, haltes, pas, qui feraient supposer aisément à un étranger qu’il s’agit plutôt d’un exercice militaire que d’une danse. À mesure que le divertissement approche de son terme, la rapidité s’accroît, les gestes prennent plus de vivacité et de violence, en même temps que les pieds frappent lourdement le sol, jusqu’à ce qu’enfin les danseurs hors d’haleine poussent le cri final : Wa-oo, et le mouvement s’arrête.

« Les jeux se prolongèrent ainsi une partie de la nuit, et ce n’est que fort tard qu’on songea au repos. Après avoir confié nos paquets à la garde de quelques indigènes, nous nous retirâmes dans le mbure-ni-sa, où nous nous étendîmes sur les couches revêtues de nattes, tandis que plusieurs résidents du village qui nous avaient suivis cherchaient çà et là un coin pour reposer. Aussi, en y comprenant notre propre escorte, j’estime que la maison des étrangers donna bien asile à une cinquantaine de personnes. Des feux entretenus dans les foyers établis à côté des lits de feuillage maintenaient une chaleur douce dans l’édifice.

« Le lendemain, malgré une pluie battante, nous nous remîmes en route pour Salaira, en saluant nos hôtes d’une décharge simultanée de pistolets revolvers, qui provoqua de bruyantes acclamations de surprise de la part des spectateurs de cette salve improvisée. En remontant la rivière, nous visitâmes sur la rive droite une manufacture de turmeric ou curcuma.


VI


La rivière sanglante. — Paysages. — Triste sort des veuves. Traditions locales. — Sorcellerie.


« Un grand nombre de femmes étaient activement occupées de cette fabrication. Les fosses creusées dans la terre pour conserver la plante sont garnies d’herbes et de feuilles de bananier, de façon à préserver les parties juteuses. La racine, grillée, est ensuite placée dans le fond d’un canot où on la racle et où on la presse dans un panier revêtu de feuilles de fougères ; le résidu est recueilli dans des bambous et exposé à l’air durant plusieurs jours, jusqu’à ce que la partie liquide surnage et puisse être séparée du sédiment tombé au fond. La composition qu’on obtient ainsi sert quelquefois d’aliment, mais plus habituellement on l’emploie pour en enduire le corps des femmes en couches, ceux des amis décédés et enfin les veuves avant de les étrangler. Le safran est, assure-t-on, très-abondant dans ces districts et fort estimé dans tous les autres.

« La rivière que nous remontions, considérablement gonflée par suite des dernières pluies, a été le théâtre de luttes fameuses dans le pays, et auxquelles les tribus du district de Naitasiri se sont fréquemment mêlées ; le sang humain a été répandu avec une telle abondance dans ces lieux, que les naturels ont donné à la rivière le surnom expressif de Rivière de sang. Sur notre passage, le chef nous indiqua l’emplacement de plusieurs villages détruits durant les guerres précédentes, et à chacun d’eux se liait le récit de cruautés révoltantes. Aussi le pays, jadis très-peuplé, était-il maintenant presque désert par suite de ces luttes.

« La force du courant entravait souvent notre navigation, et le lit de la rivière, modifié incessamment par les crues, ne présentait qu’un chenal fort incertain. Tou-