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passagers, le courrier de Montevideo, si bien habitué à ne rien redouter dans ces parages. Après avoir franchi ce point dangereux qu’on appelait alors parfois le tombeau des marins, l’Eloysa alla mouiller devant le port de Montevideo dans la matinée du 1er  janvier 1824[1].

Cette cité charmante, asile de tant de Français courageux, n’avait pas encore mérité la dénomination de Nouvelle-Troie, surnom que lui a valu un siége de dix ans. Il s’en fallait bien néanmoins qu’elle jouît alors de la tranquillité qu’elle avait eu naguère sous les vice-rois : elle était bloquée par l’escadre brésilienne. Sa vue enchanta les membres de la mission apostolique, qui venaient cependant de quitter Gênes, la ville des splendides édifices. À cette époque, la capitale de l’Uruguay ne comptait pas plus de quatorze mille âmes, mais ses rues spacieuses et alignées, ses élégantes habitations bâties sur le penchant de la colline lui donnaient un aspect qui ne devait plus s’effacer du souvenir des pieux voyageurs. (Voy. p. 245.)

Le port de Montevideo est formé par une sorte de baie ; c’est une pointe de l’Océan qui entre dans les terres, il est donc passablement sûr : au levant se déploie une plaine admirable, couverte d’habitations rurales, et dès lors on ne peut mieux cultivée ; au couchant, les yeux se reposent sur les édifices de la cité. Le brick génois ne s’arrêta devant cette ville que pour remplacer son ancre et prendre des pilotes pratiques. La mission apostolique fut visitée néanmoins par les principaux habitants. Le chapitre, suivi de quatre ecclésiastiques, se présenta devant l’archevêque des Philippines, puis vinrent deux dominicains, l’un appartenant au Chili, l’autre à Lima ; dès le soir, l’Eloysa reprit sa route ayant le vent en poupe. La nuit se passa à merveille, et le 2 janvier, dans la matinée, on atteignit l’endroit où les eaux du fleuve cessent d’être salées. On était entre Montevideo et Buenos-Ayres ; l’hydrographie du fleuve n’était pas faite alors comme elle l’a été depuis ; on se voyait contraint de jeter la sonde à chaque moment dans la crainte des bancs de sable. Vers midi, la carcasse d’une frégate, dont la hune et l’extrémité des mâts seulement s’apercevaient encore, fit assez comprendre que les précautions signalées ici, et qui sembleront aujourd’hui peut-être exagérées, n’étaient pas inutiles. On alla mouiller, pour la nuit, près de ce bâtiment naufragé. Le lendemain, l’Eloysa fut assez heureuse pour sauver, par un bon avis, deux navires anglais qui, n’apercevant pas le lieu où la frégate s’était perdue, se dirigeaient droit sur ce banc.

Le petit brick avait poursuivi heureusement sa route, lorsqu’on arriva la l’Ensenada de Barragan, et là, comme s’il eût été dit que la pauvre Eloysa n’éviterait aucune des calamités qui viennent parfois assaillir les bâtiments les plus sûrs dans ces parages, une tempête subite se déclara, on cargua toutes les voiles, et l’on jeta l’ancre. C’était une rafale terrible mêlée de tonnerre ; la foudre tombait à tout moment sur la rive, ou bien allait s’éteindre dans le fleuve même ; et ce spectacle terrible devint si menaçant, qu’on crut à l’incendie inévitable des navires. L’Ensenada de Barragan est une sorte de crique formée par le Rio de la Plata et une toute petite rivière qui se jette dans son sein par le côté méridional. On y voyait dès lors quelques habitations, mais les inondations du fleuve les empêchaient de se multiplier. Sur la côte septentrionale se déploya bientôt, aux yeux de la mission, Colonia del Sacramento. Durant cette navigation difficile sur le fleuve, Mgr  Muzi, dont la santé s’était depuis longtemps dérangée, se sentit plus malade encore ; le temps était d’ailleurs des plus inconstants, les grains mêlés de tonnerre succédaient au calme ; enfin, le 5 janvier, vers deux heures de l’après-midi, comme on marchait avec vent arrière, on découvrit au loin Buenos-Ayres ; mais alors, une plaie d’un nouveau genre vint menacer l’Eloysa ; une nuée épaisse de moustiques, franchissant le fleuve, vint en effet l’assaillir. Il faut avoir réellement subi le supplice que vous infligent ces petits insectes ailés dans l’Amérique du Sud, pour se faire une juste idée de ce qu’eurent à souffrir nos voyageurs : les mâts étaient littéralement comme animés à leur surface, et la couleur du bois disparaissait sous l’adjonction de ces myriades d’insectes piqueurs.


Arrivée devant Buenos-Ayres. — Refus d’y faire une entrée solennelle. — Réception nocturne.

Le vent n’avait pas cessé d’être excellent depuis le 3 janvier. L’Eloysa jeta l’ancre enfin devant Buenos-Ayres dans la soirée. Aussitôt elle reçut un message qui lui assignait la position qu’elle devait occuper dans le port, et qui lui annonçait pour le lendemain, vers huit heures et demie, la visite de la santé ; jusque-là, toute communication avec la ville lui était interdite, et des gardes furent mis à bord. À six heures, sept coups de canon saluaient la ville. À la troisième décharge d’artillerie, un des passagers, M. Perez, voulant acclamer sur les rives de l’Amérique l’heureuse arrivée de la mission apostolique, s’écria : Vive Mgr  l’archevêque ! et on lui répondit : Evviva il vicario apostolico ! evviva l’America ! evviva il Chile ! Puis des cris de joie se mêlèrent à ces hourras de l’équipage.

À l’heure indiquée, et avant qu’on eût reçu la visite de la douane, le gouvernement suprême expédie vers l’Eloysa le capitaine du port suivi de trois messagers. On invitait Mgr  Muzi à descendre dans une embarcation magnifiquement décorée qui devait le conduire sur la grève où l’attendaient les autorités ecclésiastiques, militaires et civiles. On avait préparé, en effet, au vicaire apostolique une réception solennelle, et l’on voulait le conduire en grande pompe du rivage à la cathédrale, où le Te Deum devait être chanté. L’état déplorable de santé où se trouvait l’archevêque des Philippines, le désordre même de ses équipages, résultat forcé d’une pénible navigation, d’autres obstacles encore procédant des autori-

  1. On voit dans Francisco Albo, dont le travail sur le premier voyage autour du monde nous a été conservé, ce curieux passage : Droit sur le cap (Sainte-Marie), il y a une montagne faite comme un sombrero, auquel nous avons imposé le nom de Montevidi, on l’appelle maintenant par corruption Santo-Vidio. » C’est de nos jours Montevideo. (Voy. Fernandez de Navarrete, Coleccion de documentos y viajes, t. IV.)