Page:Le Tour du monde - 01.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tés chiliennes, l’empêchèrent d’accepter ces honneurs. Le gouvernement suprême renouvela à trois reprises différentes ses propositions ; les motifs qui avaient guidé lors d’un premier refus n’ayant pas changé, la réponse fut toujours la même, et cette persistance eut pour la mission, il faut le dire, les plus fâcheux résultats. L’envoyé du Chili, le docteur Cienfuegos, se rendit néanmoins à terre ; il avait promis que l’embarcation qui le conduisait sur la plage viendrait reprendre immédiatement ceux des membres de la mission qui voudraient quitter le brick. La chaloupe ne revint que fort avant dans la nuit, et ce ne fut qu’à une heure du matin environ que Mgr  Muzi put quitter le navire. En dépit de ces petites contrariétés, l’aspect de la ville charma les nouveaux débarqués, et il faut dire que toutes les maisons qui bordent la plage ayant été illuminées, et ces milliers de lumières se trouvant reflétées par les eaux du fleuve, l’illumination spontanée offrait un spectacle merveilleux.

Buenos-Ayres avait jadis un môle, tout le monde le sait ; une épouvantable tourmente l’ayant détruit au siècle dernier, jusqu’à ce jour il n’a pu être remplacé. On est forcé de débarquer dans la ville de la façon la plus bizarre ; on s’y rend sur ces grands chars haut montés que l’on appelle des carretillas, et dont les roues immenses vous empêchent d’être mouillés. Les carretillas sont traînés par des mules, mais, quelque sûr que puisse être le pied de ces animaux, les accidents ne sont pas impossibles. Les robustes marins génois prêtèrent leurs épaules aux membres de la mission, et ce fut ainsi qu’ils débarquèrent sur les rives de l’Amérique du Sud vers deux heures du matin. (Voy. p. 232.)

Malgré cette heure avancée, et nonobstant le refus trop bien motivé du nonce, la mission apostolique trouva un peuple nombreux sur la rive. Tout le monde se pressait autour de Mgr  Muzi, de D. Giovanni Mastaï et de l’abbé Sallusti ; c’était à qui saisirait la main du prélat pour la baiser. Aujourd’hui encore, plus d’un vieillard, plus d’un homme mûr, alors enfant, se rappellent le pontife ignoré qui suivait l’archevêque, et dont le regard peignait l’affectueuse bonté. « Beaucoup d’enfants nous précédaient, dit l’abbé Sallusti ; beaucoup de jeunes gens marchaient deux à deux tenant des lampions de verre à la main… et je me rappelai alors l’entrée du divin Sauveur dans Jérusalem… Il y eut même dans cette foule plus d’un religieux vieillard, qui, se rappelant les paroles de l’Évangile, répétait en latin : Benedictus, qui venit in nomine Domini : hosanna in altissimis. »

Ce fut ainsi que l’on arriva à l’hôtellerie des Trois-Bois, tenue alors par un Anglais, que le récit dont nous suivons pas à pas les indications, traite de galant homme dans l’étendue du mot ; il est bien certain que les heures de retard avaient été mises singulièrement à profit aux Trois-Rois pour recevoir dignement la mission, sur le commandement du docteur Cienfuegos. Le repas qu’on servit à Mgr  Muzi était digne des fameuses cènes de Salomon, pour lesquelles on tuait chaque jour dix bœufs engraissés et vingt bœufs tirés des pâturages ; puis cent béliers, en ne tenant compte des cerfs, des chevreaux ni des buffles. Les buffles à part, le pays y prêtait ; mais ce qui était supérieur peut-être aux festins de Salomon, c’était la délicatesse qui régna durant le service, l’élégance toute moderne qui présidait au repas. Rien n’y manquait, ni les fleurs, ni les vases précieux, ni les vins les plus estimés d’Europe, et il est bien certain que toutes les ressources du pays furent mises à contribution alors pour que les passagers de l’Eloysa pussent oublier les heures d’épreuve ou bien les privations fâcheuses de leur longue navigation.


Séjour à Buenos-Ayres[1]. — Départ de cette ville. — Premiers incidents du voyage.

Malgré cette réception splendide, qui ne venait pas d’ailleurs des autorités de Buenos-Ayres, la mission apostolique n’eut pas toujours à se louer de son séjour dans la capitale des États argentins. La population se pressait au-devant du vicaire apostolique ; mais les membres du gouvernement n’avaient point oublié son refus répété de se rendre à leurs invitations pressantes. Une certaine froideur régna dès lors entre les autorités et la mission. Les choses même allèrent plus loin : l’ecclésiastique qui administrait le diocèse, l’abbé Zavaletta, après avoir concédé à Mgr  Muzi le droit de confirmation, le lui retira, à la vive contrariété des fidèles. Les nouvelles que l’on recevait à la même époque du Chili n’avaient pas un caractère plus favorable. Il avait été décidé à Santiago, dans une séance fort tumultueuse de la Chambre représentative, que la mission demandée à Rome serait parfaitement accueillie, mais qu’elle ne pourrait être que temporaire. Douze jours s’écoulèrent dans cette alternative, et, comme on le verra par la suite, ce fut ce léger retard dans un voyage aventureux qui devint le salut de la mission.

Le 16 janvier 1824, à neuf heures du matin, on quitta la ville : on avait reçu les visites du clergé ; mais l’affluence des personnes qui réclamaient la bénédiction du vicaire apostolique était si considérable, qu’on eut quelque peine à s’en dégager. Les membres de la mission remplissaient deux carrosses de forme passablement antique, tirés par quatre chevaux. Un de ces immenses chariots couverts, qu’on désigne sous le nom de carretera et qui devait transporter les provisions, suivait les voitures. Chaque cheval était monté par une sorte de postillon prenant le titre de cocher, et qui guidait sa monture. Une ordonnance à cheval, en grand uniforme, précédait le modeste cortége, ou parfois se mettait à sa suite. Mais un postillon prenant toujours l’avance, allait au grand galop faire préparer les relais. Outre les membres de la mission, quatre jeunes Chiliens qui accompagnaient le docteur Cienfuegos et deux serviteurs, la caravane ne comptait pas moins de douze

  1. Buenos-Ayres a été l’objet de trop de descriptions, lorsque Rivadavia était simplement ministre en 1824, pour que nous essayions de le faire connaître. Notre dessin représente cette ville telle qu’elle était à cette époque (v. p. 248) ; elle avait alors quatre-vingt-quinze mille habitants.