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SIR JOHN FRANKLIN ET SES COMPAGNONS.

(D’après les rapports officiels du capitaine Mac-Clintock.)


Grâces à l’énergique dévouement d’une femme que nul désastre n’a pu abattre, nul obstacle décourager ; qui n’a jamais faibli, ni hésité, même quand les hommes les plus forts doutaient ou succombaient à la fatigue, le mystère funèbre que le génie du pôle a célé dix ans dans ses sombres solitudes, est enfin dévoilé. On sait de la destinée des marins de l’Érèbe et de la Terror, partis d’Angleterre le 26 mai 1845 sous le commandement de sir John Franklin, tout ce qu’on pouvait espérer d’en savoir. On peut désormais suivre sur la carte des régions arctiques la route qu’ils ont suivie, depuis l’instant où les brumes de la soirée du 26 juillet 1845 les dérobèrent à la vue des baleiniers de la mer de Baffin, jusqu’au jour où, décimés par trois hivers polaires, en proie à la défaillance et au scorbut, et portant déjà le deuil de leur glorieux chef, ils abandonnèrent leurs navires démantelés et soudés dans la mer congelée, pour s’acheminer vers les établissements de la baie d’Hudson et succomber un à un, jusqu’au dernier, sur une route, dont quinze ans auparavant le capitaine Back avait fait connaître les misères et les périls.

Lady Franklin a fait ce que le gouvernement britannique, après huit ans de recherches vaines, après dix-neuf expéditions sans résultat, huit vaisseaux perdus, et vingt millions dépensés, avait jugé impossible. L’attachement indomptable et sans espoir d’une épouse, s’est montré une fois de plus à la face du monde plus puissant que les administrations et les conseils des souverains. Chargé par la noble veuve d’aller arracher aux glaces des mers arctiques, à leurs plages désolées, le secret de la destinée fatale de l’amiral Franklin et de ses compagnons, le capitaine Mac-Clintock vient de remplir dignement cette mission de confiance.

En attendant la relation complète de son voyage, dont la publication ne peut se faire attendre, nous sommes heureux de pouvoir insérer dans un même cadre la traduction complète de ses rapports à l’amirauté et à la Société royale de géographie de Londres.

« Partis d’Aberdeen le 1er  juillet 1857, nous étions le 6 août suivant à Uppernavik, le plus septentrional des établissements danois dans le Groënland. Je m’y procurai trente-cinq chiens de trait et deux conducteurs esquimaux, auxiliaires indispensables de nos futures recherches. En effet, l’espace de terre et de mer, laissé inexploré à l’ouest de Boothia, entre les découvertes de James Ross, Austin et Belcher au nord, celles de Collinson et de Mac-Clure à l’ouest, et enfin les excursions de Rae et d’Anderson au sud, espace que j’avais le projet de sillonner en tous sens, ne pouvait guère, comme la suite me le prouva, être parcouru qu’en traîneau.

« Le 18 août, nous nous trouvions à mi-chemin de la baie de Melville au détroit de Lancastre, quand tout à coup, cernés par une immense accumulation de glaces en dérive, nous nous vîmes condamnés à passer l’hiver au milieu du plus vaste champ de glaces flottantes dont j’aie entendu parler dans ma carrière de marin. Incapable de gagner un rivage quelconque ou d’établir un observatoire fixe sur la surface instable de l’immense radeau qui nous entraînait, nous fûmes réduits à l’étude des vents et des courants dont nous étions les jouets. Contrairement à une théorie récente (celle du lieutenant Maury), nous reconnûmes que l’influence atmosphérique était plus forte que celle de la mer sur les mouvements des glaces, et nous ne pûmes saisir le moindre indice du contre-courant sous-marin qui devrait porter au nord. Au contraire, de hautes montagnes de glace qui, suivant cette théorie, auraient dû marcher en sens inverse du Fox, dérivèrent en lui tenant une compagnie plus fidèle que rassurante, depuis le 75° 30′ jusqu’au cercle arctique.

« Pendant l’hiver, les forces élastiques des couches marines ouvrirent souvent de longues crevasses ou chenaux dans la voûte solidifiée qui les recouvrait, et ces solutions de continuité dans la glace se produisaient si violemment, que parfois de longues files de glaçons étaient projetées, comme par l’effet d’une mine, à plusieurs pieds en l’air, et formaient de véritables chaussées de chaque côté des crevasses d’où elles étaient sorties. Heureusement pour le Fox, qu’il ne se trouva jamais dans l’axe même d’un de ces soulèvements, bien que quelques-uns d’entre eux eussent lieu à une cinquantaine de mètres de nous. Pendant notre hivernage, nous nous procurâmes, dans ces sortes de chenaux d’eau ouverte, environ 70 phoques qui nous fournirent de la nourriture pour nos chiens et de l’huile pour nos lampes.

« Nous ne retrouvâmes notre liberté que le 25 avril seulement, par 63° 30′ de latitude, et au milieu de circonstances dont tous les hommes du bord garderont longtemps la mémoire. Une violente tempête s’éleva au sud-est : l’océan, soulevé dans ses profondeurs, brisa sa voûte flottante, et, lançant dans un chaotique désordre les masses désagrégées du champ de glace, menaça vingt fois de broyer le Fox dans quelque choc inévitable. Nous ne fûmes redevables de notre salut qu’à la Providence d’abord, puis à l’excellence de notre machine motrice et de la forme de notre étrave, taillée en coin.

« Redevenus maîtres de nos mouvements, nous n’eûmes rien de plus pressé que de revenir vers les établissements du Groënland, dans l’espoir de nous y procurer des provisions fraîches. Mais la pénurie qui règne à cette époque de l’année dans ces petites colonies, obligées de compter sur la mère patrie pour leur propre approvisionnement, ne nous permit pas d’en tirer de grandes ressources, malgré toute la bonne volonté et les prévenances des résidents danois.

« Après avoir visité successivement Holsteinbourg,