Page:Le Tour du monde - 01.djvu/279

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qui coulait à sa base avait de deux à cinq pieds de profondeur ; il couvrait de son eau la plaine glacée sur une surface de plusieurs centaines de yards ; un autre s’échappait du sommet du glacier en bondissant sur les rochers, pour venir tomber en cascades sur la plage.

Les renoncules, les saxifrages, les portulacées, les mousses, les graminées du nord abondaient à la hauteur du premier talus ; je trouvai les lichens deux cents pieds plus haut. Le thermomètre marquait au soleil 32° C., à l’ombre, 3° C.

Un des caractères les plus frappants de cette scène était la vie qui y abondait : cochléaria délicieux, œufs délicats, lummes énormes, gras et savoureux, tout était à profusion. Quel éden pour des scorbutiques affamés !

Ce fut une joyeuse vacance que la huitaine passée en ce lieu nommée par moi la Providence, huitaine remplie de repos, de pensers heureux. Je ne laissai jamais pressentir à qui que ce fût que ce séjour était un séjour forcé. Deux individus seulement qui avaient vu avec moi cet effrayant désert de glace qui nous barrait le passage, savaient la réalité de notre position ; mais ils m’avaient juré le silence.

Cette partie de la côte a dû autrefois être un paradis esquimau, ainsi que l’attestaient les ruines qui nous entouraient ; par 76° 20 nous trouvâmes les traces d’un grand village.

Nous arrivâmes au cap York le 21 ; tout y témoignait des retards de l’été ; la neige aurait dû disparaître depuis quinze jours. Une plaine de glace immense s’étendait au sud et à l’est. Nous n’avions que deux partis à prendre : attendre que les glaces nous livrassent un passage, ou quitter la côte et essayer les mers ouvertes dans l’ouest.

Réunissant mes officiers, je leur expliquai que n’ayant de provisions que pour trois semaines au plus, il était nécessaire d’avancer. Nous construisîmes sur une éminence bien visible un cairn où nous enfermâmes un rapport succinct de l’état dans lequel nous nous trouvions et de la route que nous suivions ; cela fait, nous dirigeant vers le sud-ouest, nous nous lançâmes dans cette immense plaine de glace.

Celle-ci devenait de plus en plus compacte : il était très-difficile de se diriger ; je m’étais endormi épuisé de fatigue quand on m’éveilla pour me dire qu’on avait perdu le chenal. Sans rien laisser paraître de mon émotion, j’ordonnai de faire halte sur la glace, sous prétexte de faire sécher les vêtements et les provisions. Peu d’instants après, le temps se leva assez pour nous permettre d’examiner le pays.

Me Gary et moi nous montâmes sur une banquise de quelque trois cents pieds de haut. La vue était vraiment effrayante : nous étions au plus profond d’une baie ; de toutes parts entourés par d’immenses icebergs qui surgissaient au milieu d’un chaos de glaçons enchevêtrés les uns dans les autres. Mon brave et hardi second, peu impressionnable de sa nature, habitué d’ailleurs et depuis longtemps à toutes les vicissitudes de la vie de baleinier, ne put s’empêcher de verser des larmes devant cette désolation.

Il n’y avait qu’un parti à prendre : à tout prix il fallait mettre nos embarcations sur les traîneaux et nous diriger vers l’ouest. Après trois jours d’un rude travail, nous nous trouvâmes de nouveau dans un passage libre.

Mais nos provisions baissaient, nous ne trouvions plus d’oiseaux, et nous n’eûmes pas la chance de tuer des phoques ou des morses. Les forces de mes hommes s’épuisaient par suite de la ration à laquelle je les avais réduits ; je fus cependant obligé, après avoir réfléchi au temps qu’il nous faudrait pour arriver au cap Shackelton, de réduire encore cette maigre ration à cinq onces de poussière de pain, quatre onces de suif et trois onces de viande d’oiseau.

L’humidité, la nourriture insuffisante nous affaiblirent de plus en plus : l’avenir prenait un aspect de plus en plus sombre ; notre difficulté de respirer nous revenait, nos jambes s’enflèrent tellement, que nous fûmes obligés de fendre nos bottes de toiles à voile. Mais le symptôme qui m’inquiétait le plus, était la privation de sommeil. Seul il nous délivrait de la fièvre lente qui nous saisissait pendant notre travail de chaque jour ; plus de sommeil, plus d’espoir de salut !

Nous étions dans une baie ouverte, au milieu du courant qui entraîne les glaces du pôle dans l’Atlantique ; nos bateaux étaient en si mauvais état, qu’il fallait les vider à chaque instant pour les empêcher de couler bas.

Épuisés de fatigue, mourant de faim, telle était notre triste fortune, quand nous aperçûmes un phoque endormi sur un glaçon qu’emportait le courant. C’était un veau marin, mais si énorme, que je le pris d’abord pour un morse ; je fis un signal à l’Espérance, et tremblants d’anxiété, nous nous dirigeâmes vers l’animal dans un fiévreux silence, et Petersen, armé d’une carabine rayée, se mit à l’avant de l’embarcation. En approchant, notre excitation devint telle, que les hommes ne pouvaient plus ramer ensemble.

Le phoque n’était pas endormi ; il leva la tête comme nous étions à portée de carabine : je me rappelle encore l’expression désolée, désespérée qui se peignit sur le visage hâve, amaigri de mes matelots, quand ils virent le mouvement de l’animal : à sa capture était attachée la vie de chacun de nous. Le bateau, vigoureusement poussé par Me Gary suspendu à son aviron, me semblait à bonne portée ; je ferme convulsivement ma main, signal convenu pour faire feu ; étonné de ne pas entendre d’explosion, je me retourne : Petersen, paralysé par son émotion, ne pouvait tenir sa carabine immobile. Le phoque se dressant sur ses nageoires antérieures, nous regarde d’un air inquiet et curieux, en s’apprêtant la plonger. La carabine résonne : frappé à mort, l’animal tombe étendu près de l’eau, si près, que la mer mouillait sa tête penchée au bord du glaçon.

J’avais l’intention d’assurer sa mort par un nouveau coup de carabine, impossible d’y songer ; il n’y avait plus de discipline ; mes hommes poussant un hurlement sauvage, se jetèrent sur leurs avirons, se précipitant vers leur proie. Des mains avides saisissent le phoque et l’entraînent sur un abri plus sûr.