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somme, et ce fut une négresse qui le réveilla en lui apportant une tasse de café. Quelques jours après, il se fit présenter à l’héroïne de cette histoire, qui s’en était fort divertie. Elle n’avait pas eu la moindre peur et l’idée d’un vol ne lui était pas passée par la tête. Est-ce à dire qu’on ne vole pas à la Nouvelle-Orléans ? Ce serait peut-être beaucoup s’avancer, mais je suppose tout au moins qu’on n’y vole pas avec effraction.

Quelque charme qu’offrît cette existence, M. Palliser n’était pas homme à s’endormir dans la Capoue de la Louisiane. Les bisons l’appelaient dans le nord et il prit la route du nord. Tournant le dos aux forêts d’orangers du golfe du Mexique, il remonta le Missouri avec le petit vapeur de la Compagnie des pelleteries de Saint-Louis, et atteignit successivement, d’abord le fort Vermillion, puis le fort Union, au confluent du Yellow-Stone, sur le territoire des Assiniboines. On était à la fin d’octobre. Il y prit ses quartiers d’hiver, d’autant plus gaiement que la route avait été plus pénible, que le résident du fort lui offrait une aimable hospitalité, et que les bisons ne manquaient pas dans les environs. Souvent même, ils s’approchaient très-près des habitations, et l’on garde le souvenir du mémorable combat qui s’engagea, trois mois avant son arrivée, entre un de ces animaux et le vieux taureau du fort Union. À l’honneur de la civilisation, le vieux taureau fut vainqueur, quoique attelé à une lourde charrette (voy. p. 277).

Je n’ai pas à dire les fatigues, les privations, les dangers de toutes sortes qui attendaient M. Palliser dans ses excursions au travers des prairies, ses temps de galop à la poursuite des sombres troupeaux de bisons, ses luttes corps à corps avec les terribles ours gris de la montagne Tortue et du petit Missouri (voy. p. 280). Il faut lire tout cela dans le charmant récit que nous devons à la plume du capitaine[1], et, parmi tant d’épisodes, je n’en raconterai qu’un seul.

M. Palliser avait à se rendre, au cœur de l’hiver de 1848, du fort Union au fort Mackensie. La neige était épaisse, la distance de 250 milles environ. Il partit seul, avec son fidèle Ismah, un grand chien-loup de race indienne, attelé à un travail ou traîneau léger, qui portait toute la fortune de M. Palliser, une robe de bison, une peau de daim, deux ou trois couvertures, du plomb, de la poudre, du café et du tabac. Les déjeuners et les dîners dépendaient naturellement des hasards de la chasse. Quand le soir arrivait, l’intrépide voyageur foulait ou écartait la neige, allumait du feu avec un peu de bois mort, et procédait aux apprêts de son frugal repas. Une petite marmite lui servait à faire cuire une langue de buffaloe ou un quartier de wapiti, le couvercle du même vase, à griller son café, qu’il pilait ensuite sur un morceau de cuir. Le dîner terminé, sa pipe éteinte, il s’enveloppait dans sa robe de bison et s’endormait jusqu’au matin, les pieds au feu, les étoiles brillant au-dessus de sa tête. Pendant quelques jours, tout alla bien ; mais un soir, comme il allait camper, Ismah disparut au milieu des loups qui, je l’ai dit, étaient un peu de sa famille. Passe pour Ismah, mais le traîneau ! Les appels de M. Palliser ne trouvèrent d’autre écho que les rochers du petit Missouri ; il courut jusqu’à la nuit, de toute sa vitesse, à la poursuite du fugitif, sans parvenir à l’atteindre, et quand les ténèbres s’épaissirent autour du capitaine, force lui fut de s’arrêter.

« Je me trouvais alors à cent milles de toute habitation, à près de cent cinquante de ma destination ; ayant perdu mes couvertures, avec très-peu de poudre et deux balles seulement. Heureusement encore il faisait un magnifique clair de lune, ce qui me permit de ramasser des branches sèches et de faire du feu. Je m’assis auprès, me demandant comment je m’y prendrais pour atteindre vivant un des postes de la Compagnie. La perspective n’était pas gaie et la brise du nord, qui hérissait ma barbe de stalactites de glace, n’était pas de nature à me distraire beaucoup. Enfin, je me résignai. Je pris ma pipe pour me consoler, lorsque, hélas ! en cherchant mon tabac, je m’aperçus qu’il était parti, lui aussi, avec le traîneau. C’était le comble du malheur ! Je regardai le ciel et je calculai, par la position des étoiles, qu’il pouvait être dix heures, l’heure où, en Angleterre, nous avons les pieds sous la table, discutant une bouteille du meilleur, en attendant que le thé soit annoncé et que nous passions au salon. J’essayais de chercher une feinte ressemblance entre la vapeur s’échappant de la bouilloire à thé et la fumée qui s’élevait au-dessus de mon triste feu couvert de neige ; l’imagination aidant, j’en vins presque à me figurer que j’entendais le frôlement de fraîches robes blanches, lorsqu’un bruit, mais un vrai bruit, parvint tout à coup jusqu’à mes oreilles ; il se rapprocha, devint distinct ; plus de doute ! c’était le travail d’Ismah qui glissait sur la neige. Un instant après, le coupable, tout haletant, venait se coucher à mes pieds. Je n’eus pas le courage de le punir, car jamais je n’éprouvai de pareil soulagement. »

De rudes épreuves attendaient encore le voyageur. Il lui restait cent cinquante milles à faire, quelque chose comme soixante lieues, avant de rencontrer un lieu habité, et probablement une figure humaine. Le vent était glacial, une neige épaisse couvrait toujours le sol. Deux jours s’écoulèrent sans que daims ou bisons passassent a portée de sa carabine, et deux jours de suite il s’endormit philosophiquement, n’ayant rien tué et par conséquent rien mangé. Le troisième, il fut plus heureux. Bientôt après, il touchait au terme de sa périlleuse excursion, harassé, brisé de fatigue, mais au demeurant prêt à recommencer. Cela dura plusieurs mois. Enfin, quand il eut battu tout le pays, brûlé plus de poudre qu’aucun guerrier de la nation des Sioux ou des Pieds-Noirs, descendu plus de gros gibier qu’aucun des hardis chasseurs qui, dans ces régions lointaines, parlent encore la langue française, réuni plus de robes de bison qu’aucun Indien n’en apporta jamais aux marchés fortifiés de la Compagnie de Saint-Louis, il reprit la route du sud, descendit le Mississipi comme il l’avait remonté,

  1. Palliser, The Solitary hunter, 1 vol. in-12. London, Routledge.