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Rien de triste et de désolé comme la région solitaire au milieu de laquelle il se développe. Des marais, peu de végétation, des arbres rabougris, et au-dessus de tout cela des rochers nus de 400 à 500 pieds de haut. C’est le désert avec ses imposantes sévérités. Mais, un peu plus loin, la scène change et la vallée de la rivière la Pluie, qui s’ouvre devant nous, réserve au voyageur d’éclatantes compensations. Là, point de portages, point de rapides ; un cours d’eau magnifique de plus de 100 milles, se déroulant au milieu de deux à trois cent mille acres de terre végétale, bordé de frênes, d’ormes, de peupliers et de vieux chênes, tout enlacés de plantes grimpantes ou de convolvulus en fleurs. Ailleurs ce sont de grandes prairies verdoyantes, où l’on aperçoit les débris d’un campement indien. Il ne reste que la carcasse des loges, transformées par la nature en berceaux de chèvrefeuille. Des millions d’oiseaux peuplent cette vallée splendide, qu’on dirait un jardin abandonné et qu’on ne quitte qu’à regret pour s’engager sur la nappe verdâtre du lac des Bois, quels que soient la variété de ses îles et le magnifique panorama de ses côtes.

C’est là qu’une partie de l’expédition canadienne qui devait essayer de se rendre directement à l’établissement de la rivière Rouge, en évitant la route fluviale ordinaire qui est plus au nord, rencontra les Indiens Saulteux et fut obligée par eux de renoncer à son projet. Je trouve dans une dépêche de M. Hind, en date du 30 août 1857, le récit de cette rencontre, qui est curieuse. Trente canots abordèrent un matin sur l’île où campaient les voyageurs, et ceux-ci ne tardèrent pas à se voir entourés d’un parti de guerre en grand costume. Presque tous les Indiens qui le composaient, au nombre de cinquante environ, étaient des hommes de cinq pieds et demi, remarquablement vigoureux, la figure peinte en rouge et en noir, la chevelure ornée de plumes d’aigle. Le chef, un vieillard, se distinguait seul par la simplicité de sa mise. Ils gagnèrent le campement et s’accroupirent en cercle devant les tentes. « C’est l’usage parmi nous, dit le vieux chef, de fumer avant de parler. Nous suivrons la coutume de nos pères. » Et il s’assit à son tour. Une demi heure s’écoula. Secouant alors les cendres de sa pipe éteinte, et se levant, le chef prit la parole.

« Que veulent, dit-il, les hommes blancs ?

— Nous allons à la rivière Rouge et notre chef nous a dit de prendre cette route.

— On vous a vu cueillir des fleurs. Pourquoi ?

— Pour nous amuser le long des portages ou pendant les campements. Nous avons cueilli vos fleurs, parce qu’il y en a que nous n’avions encore jamais vues.

— Les hommes blancs cueillent nos fleurs, ils regardent nos arbres, et ils s’emparent de la terre de l’Indien. N’ont-ils rien vu près du fort, sur la rivière la Pluie ?

— Ils n’ont rien vu d’extraordinaire.

— N’ont-ils pas vu une tombe près du fort ? Une tombe isolée, la tombe d’un chef ? Tous ces jeunes gens (montrant les siens) sont les descendants de ce chef, et ils ignorent pourquoi vous venez ici.

— Nous venons ici, parce que c’est la route la plus courte pour aller à la rivière Rouge. Nous l’avons déjà dit.

— Nous le demandons, parce qu’il y a ici des guerriers qui ne l’ont pas entendu, et nous le demandons encore afin que tous puissent l’entendre et le savoir. Ils appartiennent tous à la même tribu et sont un même peuple. Nous sommes pauvres, mais notre cœur est large et nous ne voulons pas abandonner notre pays.

— Notre gouvernement n’a pas l’intention de prendre votre pays ; nous sommes vos amis.

— Pourquoi le chef des hommes blancs a-t-il envoyé son peuple au travers de notre pays, sans demander notre permission ?

— Il était pressé. On lui avait dit que vous étiez dispersés, les uns sur le terrain de guerre, les autres à la pêche[1]. Il n’a pas pensé qu’il y eût aucune chance de trouver vos chefs.

— Tous les chemins que vous voulez suivre sont difficiles et mauvais. Ils sont impraticables et nous ne pouvons laisser notre peuple (les guides) travailler pour les hommes blancs ou aller avec eux. Votre chef n’a pas de droit sur ce chemin, et vous devez passer par l’ancienne route. Si vous voulez continuer, nous ne vous en empêcherons pas, mais vous irez seuls et vous trouverez le chemin vous-mêmes. Souvenez-vous, j’ai dit que le chemin était mauvais.

— Nous ne vous demandons qu’un de vos jeunes gens pour nous montrer la route ; nous le payerons bien et nous vous enverrons des présents. Que répondez-vous ?

— Il est dur de vous refuser ; mais nous voyons comment les Indiens sont traités. L’homme blanc vient, il regarde leurs fleurs, leurs arbres et leurs rivières ; d’autres le suivent ; le pays des Indiens s’en va de leurs mains et ils n’ont plus de demeure. Vous devez aller par le chemin que les hommes blancs ont pris jusqu’ici. J’ai dit.

— Qu’est-ce que nous dirons à ceux qui nous ont envoyés ?

— Nous vous arrêtons, parce que nous pensons que vous ne nous dites pas pourquoi vous voulez prendre cette route et ce que vous voulez faire dans ces chemins. Vous dites que tous les hommes blancs que nous avons vus appartiennent à un même parti, et cependant ils vont par trois routes différentes ; qu’est-ce que cela ? Ont-ils besoin de voir le pays des Indiens ? Souvenez-vous, si l’homme blanc vient dans la maison de l’Indien, il faut qu’il entre par la porte et qu’il ne se glisse pas par la fenêtre. Ce chemin, la vieille route, c’est la porte, et c’est par là que vous devez aller. Vous cueillez du maïs dans nos jardins et vous l’emportez. N’avez-vous donc jamais vu de maïs ? Pourquoi ne pas le marquer sur vos livres ? Votre peuple a-t-il besoin de voir notre maïs ? Ne lui suffit-il pas que vous le marquiez sur vos livres ? Vous ne pouvez passer par ce chemin. »

De bruyantes exclamations suivirent les paroles du

  1. La pêche est une des principales ressources des Indiens de cette région, où l’on ne rencontre pas de bisons, Nous reproduisons p. 284, d’après un dessin de M. Kane, une de leurs pêches de nuit.