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au siècle suivant. Voici les deux inscriptions que portent deux des faces du piédestal :

MICHAELI CONLAPSA. MAXIMO
PRAZATTO TERRÆMOTU
BENEMERITO A. MDCLXVII
CIVI EX S. C. A. ERECTA. QUA
HDCXXXVIII A. SUPERSTES
A. MDCCLXXXIII.

Le hasard m’avait mis en relation, à l’hôtel de la place Pille, avec un grand fonctionnaire ottoman qui a joué un certain rôle dans l’œuvre de la pacification de la frontière du Monténégro. Kemal-Effendi (c’était son nom) était, à ce que j’appris plus tard, un de ces rares turcs vraiment civilisés dont le zèle désintéressé pourrait relever l’empire des padichahs, si quelque chose pouvait encore sauver la Turquie au point où elle est descendue. Très-pénétré de la vérité du proverbe oriental : « On ne met point la main dans le pot au miel sans qu’il n’en reste aux doigts », Kemal a montré jusqu’ici peu d’empressement à entrer dans l’administration où l’appelait son mérite personnel autant que sa position sociale, et n’a voulu accepter que des fonctions temporaires, comme celles de commissaire général d’Herzégovine qu’il remplissait alors. Il allait repartir pour Trébigne, son quartier général : c’était pour moi une excellente occasion de visiter ce district, où j’avais à faire des observations scientifiques de plus d’un genre. Mon parti fut bientôt pris. Je ne tenais pas à me rendre à Trébigne avec le commissaire général ce qui m’aurait empêché de faire en route des relevés topographiques comme je le désirais ; c’était une route de six heures, à travers un pays affreux, il est vrai, mais il n’y avait pas là de quoi effrayer un voyageur qui revenait du Monténégro. Je laissai partir Kemal et son escorte, et une demi-heure après, armé de ma lunette et de ma boussole, je commençai à gravir les hauteurs arides à travers lesquelles serpente la belle route autrichienne de Raguse au fort Tzarine. La grande préoccupation de Kemal-Effendi était précisément de prolonger cette route à travers le territoire turc de Tzarine à Trébigne, immense bienfait pour les cantons populeux d’Herzégovine que le manque de routes isole les uns des autres presque autant que les vallées de Maroc ou de la Kabylie.

Le seul village ragusain que je rencontrai sur ce parcours d’une heure et demie était celui de Bergato, oasis de cultures assez riantes, et qui n’a d’autre intérêt que celui que lui donnent deux souvenirs historiques. L’un est celui d’un combat malheureux soutenu contre les Monténégrins par les Français sous le premier Empire, l’autre est une histoire assez curieuse qui n’a pas dû être rare au moyen âge. Un pauvre gentilhomme de Bergato, nommé Branivoï, vivait au quatorzième siècle et laissa quatre fils nommés Michel, Dobrovoï, Branko et Braïko, aventuriers déterminés qui réussirent à conquérir tout le comté de Chelm, le plus important de l’Illyrie. Le vaillant Zrep, djoupan de Trébigne et vassal du roi de Rascie, fut par eux battu à Trébigne et tué, et ses domaines furent occupés par les vainqueurs qui ne daignèrent même pas en faire hommage au roi suzerain.

Étienne, ban de Bosnie, mécontent du voisinage de ces chefs dangereux, excité par les plaintes des Chelmois qui souffraient de leurs avances et probablement aussi par celles des Ragusains dont le commerce était entravé et les domaines ravagée par les fils de Branivoï, se décida à les châtier. Il fit occuper Zagorie et Neverign par le voïvode Reposvan Purchich, et chargea Nighier, autre voïvode, de poursuivre les quatre frères là où il pourrait les atteindre, e con essi fare la giornata. Leur résidence était Stagno, où ils vivaient avec leur mère, femme intelligente et résolue, qui les avait probablement lancés dans cette voie périlleuse. Leur château, appelé Saint-Michel, était au pied de la montagne sur le bord de la mer et ils y tenaient une véritable cour. Ils étaient braves et pleins de dédain pour leurs adversaires : malgré leur faiblesse numérique, Michel et Dobrovoï, rencontrés à Briest par Nighier, acceptèrent la bataille et périrent dans leur défaite. Branko se réfugia auprès du roi de Rascie, Étienne l’aveugle, et lui demanda une armée pour reconquérir son comté, promettant de se reconnaître vassal du roi de Rascie ; mais celui-ci ne se laissa pas abuser : « Vous étiez quatre frères, dit-il, et quand vos affaires marchaient bien, vous n’avez pas daigné venir à moi ; bien plus, vous avez tué mon fidèle serviteur Zrep et envahi ses domaines, sans aucun égard pour ma personne, et, aujourd’hui que vous êtes dans le malheur, vous venez me demander du secours : Dieu me garde de vous en donner ! » Et il fit arrêter et enfermer Branko à Cattaro, où il le fit mourir. Braïko, menacé dans sa capitale, se retira avec sa femme a l’île d’olipa, où une galère ragusaine vint le faire prisonnier et l’emmener à Raguse. Sa femme fut renvoyée à sa famille ; quant à lui, il mourut de faim dans sa prison.

J’ai trouvé, en effet, dans les archives de Raguse deux délibérations du Conseil « sur l’affaire des fils de Branivoï », la première a trait à l’envoi de la galère, et la seconde (je cite de mémoire) à des mesures à prendre contre Braïko en prison.


II

Le désert d’Uscipolie. — Vue sur Breno et le Vieux-Raguse. Trébigne.

J’atteignis la frontière au fort Tzarine, situé sur territoire turc : c’est une ruine d’un fort bel effet sur la hauteur qu’elle couronne, mais enfin c’est une ruine. Une fois pour toutes, dès qu’on met le pied sur le territoire ottoman, il ne faut s’attendre à voir partout que le spectacle d’un vaste écroulement. Les monuments et les institutions s’en vont du même pas.

Après ce fortin, on voyage quelques heures dans un désert qui offre tous les caractères géologiques et botaniques du Monténégro, et cette définition m’épargne les redites. Une végétation rare, des bruyères, des chênes d’un à deux pieds de haut, de l’eau nulle part, quelques cavités où les eaux pluviales entraînent un peu d’humus,