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existence pendant plusieurs jours, il va se poster sur un lieu de passage ou auprès de quelque forteresse. Là, blotti dans un buisson, invisible à tous les regards, il attend, comme un chasseur à l’affût, que le gibier humain s’offre à portée de son arme ; son coup de feu lâché, il s’esquive furtivement, à moins que les circonstances ne lui permettent de dépouiller sa victime. L’abreck ne revient chez lui que pour renouveler ses provisions, et cette existence continue jusqu’au jour où son vœu est entièrement accompli. La prudence des Russes déjoue bien quelquefois ses projets ; mais pour un abreck tué, combien de victimes de ce fanatisme ne compte-t-on pas !… Le Tchetchen tue pour voler avant tout ; toutefois, si c’est un chrétien que sa balle a frappé, il espère que cet acte méritoire lui sera compté après sa mort. »

Porte d’une maison lesghienne (voy. p. 311, col. 2, ligne 41). — Dessin de Moynet.

On ne peut lire de tels récits sans se représenter le Tchetchen comme un brigand, comme un barbare dépouillé de tout sentiment humain, dont l’extermination ne doit inspirer aucun scrupule, aucun regret. On se tromperait cependant, si l’on portait un tel jugement sur les peuples du Caucase. Après avoir montré la haine et la cruauté dans ces cœurs sauvages, il est juste d’y constater aussi certaines qualités chevaleresques, héroïques même, pleines de grandeur et de poésie. L’amour de la patrie, de leurs steppes et de leurs montagnes est profondément enraciné dans ces âmes que la civilisation n’a pas encore amollies. On raconte l’histoire d’un jeune montagnard qui avait été enlevé dans son enfance par les Russes et qui servait dans l’armée du tsar[1]. Son intelligence et sa fidélité lui avaient valu les épaulettes d’officier. Il est un jour chargé d’une mission dans le Caucase. Il part, il revoit le Térek[2], le fleuve aimé des Tchetchens, et l’amour de son pays, qui n’était qu’endormi dans son cœur, se réveille tout à coup. Il n’a pas la force de quitter les steppes où ses pères ont vécu et où il respire l’air vivifiant de la liberté. Tous les charmes de la civilisation, l’honneur militaire lui-même n’y peuvent rien. Il écrit au tsar que la voix du fleuve l’a appelé et que ses pieds sont liés au sol natal.

Les Tchetchens ne sont pas étrangers au sentiment de l’amitié. Il arrive même que deux hommes, appartenant à des peuplades ennemies, pris d’une admiration réciproque pour le courage qu’ils ont déployé sous les yeux l’un de l’autre, se jurent fidélité ; L’un d’eux s’en va passer plusieurs jours sous le toit de son kounak (ami), et l’on assure qu’il n’y a jamais eu d’exemple de trahison. Il arrive même, dit-on, que des officiers russes ont fait

  1. Voir, dans la Revue des Deux Mondes (1853), un bel article de M. Saint-René-Taillandier sur la Guerre du Caucase.
  2. Nous avons dit que le Terek prend sa source au pied du Kasbek, arrose le pays des Tchetchens, et se jette par plusieurs bras dans la mer Caspienne.