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tion, le danger n’existant plus, nous voyagions seuls), et cette circonstance faisait que ce brave fonctionnaire nous prenait pour des gens de peu d’importance.

Nous étions trop habitués à de pareils procédés pour y prendre garde, et nous prîmes la résolution de nous servir nous-mêmes. Nous allâmes aux écuries : elles étaient vides. Il n’y avait dans la cour que les chevaux qui nous avaient amenés. Force nous fut donc de rentrer dans l’unique salle de la station, nous résignant à passer vingt-quatre heures, et peut-être plus, avec nos nouveaux compagnons.

On fait vite connaissance quand on est frappé d’une même infortune. Notre premier soin fut de nous consoler en soupant ensemble. Nous mîmes en commun les provisions que chacun de nous avait apportées, et, pendant ce repas improvisé et tout fraternel, nous liâmes conversation. Nous ne fûmes pas longtemps sans apprendre que le smatritel était un parfait voleur, rançonnant de son mieux les voyageurs, et surtout les voyageurs impatients, ce qui confirma les soupçons que nous avions déjà conçus en voyant la facilité avec laquelle on nous avait laissé visiter les écuries.

Je sortis doucement avec Kalino, notre interprète, et nous allâmes fureter partout. Ce ne fut pas peine perdue, car nous découvrîmes bientôt un grand hangar, dont la porte basse avait d’abord échappé à notre attention. Nous l’ouvrîmes : quatorze chevaux s’y trouvaient rangés. Comme ce pouvaient être des chevaux appartenant à la poste précédente et se reposant avant de se remettre en route pour y retourner, nous les tâtâmes sous le ventre afin de savoir s’ils étaient en sueur, ce qui aurait confirmé notre supposition : ils étaient parfaitement secs. Nous en fîmes sortir immédiatement six. J’ai oublié de dire que le maître de poste nous avait offert d’en envoyer emprunter à des paysans moyennant une somme qui nous avait paru fort exagérée. Quand il nous entendit sortir et vit à quelle occupation nous étions en train de nous livrer, il accourut en fureur. Il fallut donc en venir à lui donner des explications, ce dont Kalino se chargea avec l’aide d’un excellent fouet dont il avait eu la précaution de se munir. En quelques minutes, l’affaire était arrangée ; mais comme nous n’avions pu nous mettre d’accord sans troubler un peu le silence, nous avions attiré l’attention des autres voyageurs, qui, à leur tour, s’emparèrent des huit chevaux qui restaient. Nous partîmes, accompagnés des bénédictions de tous ceux qui avaient pu faire atteler leurs telègues.

Nous voyageâmes toute la nuit par des chemins affreux. Ce ne fut que dans la journée du lendemain que nous aperçûmes une vallée, dans laquelle un peu de vapeur et quelques points blancs, se détachant sur l’uniformité du fond, nous annonçaient la ville de Tiflis.

Nous ne l’aurions pas crue si près, malgré notre grand désir d’arriver, car le pays qui nous entourait donnait une idée peu satisfaisante de ces belles campagnes géorgiennes que notre imagination avait d’avance ornées de tant d’attraits. Nous n’avions sous les yeux qu’un sol inculte, désert, une terre aride et comme brûlée ; pas un arbre ; aucune de ces habitations de plaisance qui ordinairement environnent une grande ville. On eût dit que la guerre venait de passer par là et avait laissé partout des traces de ses ravages. Et, en effet, la pauvre Tiflis a été bien des fois saccagée. Elle s’est relevée, tous les jours la population s’est augmentée, son commerce a prospéré ; mais les forêts et les belles campagnes qui l’entouraient, où sont-elles et quand les reverra-t-on ? Quand la nature et la civilisation, poursuivant en paix leur œuvre réparatrice, rendront-elles à ce pays sa richesse et sa beauté ? Peut-être la domination russe lui procurera-t-elle enfin la sécurité nécessaire à l’exploitation du sol, tous le désirent, tous l’espèrent ; mais il faut l’aide du temps et des circonstances ; le bien ne se crée pas à volonté, il veut de lentes et persévérantes préparations. Je reviendrai sur cette question, qui est une de celles qui préoccupent le plus le visiteur étranger à la vue de cette contrée si favorisée de la nature et si abandonnée des hommes. Pour le moment, ce qui nous intéressait avant tout, c’était d’arriver, de trouver une maison, et surtout un lit ; car depuis trois mois, c’était un objet de luxe auquel nous n’avions pas pu prétendre.

Nous arrivâmes donc au grand galop sur le sommet de la dernière colline qui nous cachait Tiflis, et tout à coup le spectacle changea. Nous jetâmes tous trois un cri d’admiration. Au fond de la vallée nous apercevions la Koura[1] et la ville, avec ses maisons bâties sur les deux versants de la montagne, perchées les unes au-dessus des autres, quelques-unes accrochées et comme cramponnées aux rochers, accessibles seulement par des chemins à pic presque impraticables ; maisons russes, persanes, arméniennes ; çà et là des églises, différant entre elles comme les cultes auxquels elles sont consacrées ; tout cela formant l’ensemble le plus pittoresque et le plus amusant qu’on puisse imaginer, mais désespérant pour ceux qui n’aiment que les rues longues de six kilomètres et les maisons alignées au cordeau.

Nous descendîmes toujours en courant, et à chaque pas notre admiration augmentait. Les détails répondaient à l’ensemble. Nous étions éblouis de tous ces costumes aux mille couleurs. Nous traversâmes une grande place pleine de Persans, d’Arméniens, de Géorgiens, avec leurs tournure de grands seigneurs ; de Mingréliens élégamment coiffés de leur fronde dont ils ont fait une parure nationale. Voici maintenant des Géorgiennes enveloppées d’une grande étoffe blanche, qu’elles portent comme les Espagnoles leurs mantilles ; des Tatars, des Lesghiens, des Kurdes, des Russes, et, au milieu de cette foule, des cavaliers suivis de leurs noukers, faisant briller au soleil, maîtres et serviteurs, leurs armes magnifiques ; des chameaux chargés de marchandises, et jusqu’à des mendiants qui, drapés dans leurs loques aux couleurs éclatantes, pittoresques même dans leur misère, concourent à compléter cet incomparable spectacle.

  1. Le Kur de nos géographes, le Cyrus des anciens.