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Notre tarant asse traversa tout ce monde pour arriver sur la place du Théâtre, où notre domicile a été préparé par les soins d’un de nos compatriotes, le baron de Finot, consul de France à Tiflis.

Notre première journée fut consacrée au repos et à la causerie. Nous apprîmes qu’il y avait à Tiflis une colonie française montant à cent cinquante-trois personnes, que le théâtre donnait le soir même l’opéra des Lombards, et que nous devions assister à la représentation. Après cinq mois de course dans les steppes et les montagnes, cinq mois d’une existence aventureuse et sauvage, on ne peut se figurer combien ce retour à la vie civilisée nous fut agréable.

Nous nous attendions à trouver un théâtre un peu primitif, tout au plus comparable à la modeste scène d’une petite ville de province ; nous fûmes bien surpris en pénétrant dans une des plus jolies salles que nous eussions vues.

Jamais décoration plus élégante n’est sortie, je crois, de l’imagination d’un artiste. La décrire est chose à peu près impossible. Le peintre s’est inspiré de l’architecture persane, qu’il a su approprier aux besoins de cette chose toute moderne qu’on appelle un théâtre.

C’est au prince Gagarine que Tiflis doit cette merveille ainsi que les peintures murales de l’église de Saint-Sion, qu’il a exécutées lui-même.

Le prince ne s’est pas contenté du nom que le hasard de la naissance lui a donné, il a voulu l’illustrer encore par lui-même, et diverses publications, traitées avec un incontestable talent, l’ont fait connaître de toute l’Europe.

Nous rentrâmes après le spectacle ; nous avions besoin de repos. Nous n’avions pas vu un lit depuis notre départ de Moscou ; nous comptions bien profiter de celui qui s’offrait enfin à nous et nous savourions d’avance la douceur de notre première nuit. Ô vanité des espérances humaiues ! Malgré l’audition de l’opéra des Lombards, nous dormîmes fort mal ; notre sommeil fut troublé par le souvenir récent de nos courses dans les steppes et les montagnes. Pour mon compte, je fus toute la nuit à cheval, avec les Lesghiens et les Tatars à mes trousses, me battant avec les uns, roulant au fond des ravins en voulant échapper aux autres. Je me réveillai le matin bien plus brisé que je ne l’étais la veille ; voilà comme je passai cette première nuit de laquelle je me promettais tant de délices et que j’appelais de tous mes vœux depuis si longtemps !

Levés de bonne heure et quelque peu courbaturés, nous nous mîmes de suite en campagne, avides de visiter en détail ce que nous n’avions qu’entrevu la veille et de confirmer nos premières impressions.

Il est incontestable que si l’on se place au point de vue moderne, si l’on n’admire une ville que pour ses rues régulièrement tracées et ses maisons monumentales parfaitement alignées, on aura le droit de ne pas se déclarer satisfait de l’intérieur de Tiflis.

Mais pour des artistes qui cherchent le pittoresque, qui préfèrent la fantaisie, l’imprévu, à la correction la plus géométrique, Tiflis est certainement une merveille.

La ville, comme je l’ai dit, borde la Koura, qui la sépare en deux parties reliées par des ponts. Chaque maison s’est perchée comme elle a pu sur un sol qui va s’élevant, en partant du fleuve, non par une pente continue plus ou moins rapide, mais par bonds et soubresauts, ce qui fait que, dans certains quartiers, au-dessus du toit d’une maison, on aperçoit la base d’une autre. Quelques-unes ont pu profiter de la disposition du terrain pour s’y adosser si parfaitement que l’œil ne les en distingue plus et qu’elles ont l’air de faire partie du roc lui-même. Presque toutes ces maisons ont une terrasse pour toiture et des balcons faisant tout le tour de l’habitation à chaque étage. Dans la partie haute, quelques habitations aristocratiques se sont rangées parallèlement sur des terrains plus favorablement disposés. Le grand boulevard où se trouve le palais du prince Bariatinsky affecte la ligne droite sur une assez grande longueur ; il est planté d’arbres et offre une très-belle promenade, mais c’est à peu près le seul endroit de la ville qui ait renoncé aux caprices de la fantaisie pour prendre une apparence d’ordre et une tournure officielle. Revenons à la ville basse, à la vraie ville géorgienne.

En quittant la place du Théâtre, on descend une rue tortueuse, bordée de chaque côté de boutiques, où le maître confectionne et vend lui-même ses produits. En première ligne viennent les armuriers, qui étalent des quantités de lames, de schaskas ou de kangiars, des pistolets et des fusils ornés d’argent avec des damasquinures brunies d’un travail merveilleux. Presque tous ces dessins sont de style byzantin et d’un goût parfait. Si vous vous présentez pour acheter, l’homme quitte sa forge, fait affaire avec vous et retourne à son travail. Il fabrique et vend par lui-même, et ne se sert jamais d’intermédiaire.

Il en est de même des autres industriels : le fabricant de bonnets géorgiens en peau de mouton d’Astrakan, le tailleur qui fait les tchermesses et les bechemettes ; tous sont à la fois fabricants et marchands.

À mesure qu’on descend et qu’on s’avance vers la Koura, les professions changent successivement, car elles sont à peu près divisées par groupes et parquées séparément comme elles l’étaient chez nous au moyen âge. Si les rues avaient des dénominations, on pourrait les appeler du nom de la profession qu’on y exerce, et quand Tiflis, devenue tout à fait une capitale, mettra des numéros à ses maisons et des étiquettes à ses rues, on aura, comme à Paris, la rue des Fourreurs, la rue des Taillandiers, la rue des Orfévres, qui n’ont pas eu d’autre origine.

La rue des marchands de vins offre un spectacle assez original. Le tonneau étant un objet inconnu en Géorgie, c’est dans des outres de peau de buffle ou de mouton qu’on renferme le vin, et rien n’est plus curieux que de voir ces peaux gonflées ayant conservé presque la forme primitive de l’animal auquel elles ont appartenu.

Une chose non moins singulière, c’est la manière dont on transporte l’eau dans les rues de Tiflis. Un cheval