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bitants, capitale de Ceylan, siége du gouvernement politique, ne nous a pas laissé d’agréables souvenirs. La ville soi-disant blanche y est fort grise et fort sale ; elle tend a décroître, peut-être parce que l’anse qui lui tient lieu de port n’est accessible que par le mousson du nord-ouest. Le commerce s’éloigne et se groupe à Pointe-de-Galles, dont le port, abordable en toute saison, est déjà le rendez-vous de plusieurs lignes de steamers.

Je fus agréablement surpris de lire sur une enseigne : « Ice shop » ; et j’entrai immédiatement dans la maison pour y déguster une glace provenant des États-Unis ; les blocs de glace expédiés à travers l’Atlantique et l’océan Indien reviennent dans l’île Ceylan à bien meilleur marché que ceux qu’on tirerait des montagnes de l’Inde. L’Amérique du Nord, et la ville de Boston en particulier, pourvoient abondamment de ce rafraîchissement délicieux Bombay, Madras et Calcutta, par convois réguliers de quinze en quinze jours. Ce commerce de nouvelle date paraît fort avantageux ; on paye la tonne de glace 300 fr. à Colombo, et on en consomme 500 kilog. par jour.

L’inspecteur des pêcheries de perles nous a appris que les quatorze pêcheries dont l’affermage rapportait naguère au gouvernement de 1 million à 1 million 800 000 fr. avaient été ruinées par les fautes d’une exploitation avide et inintelligente, et finalement abandonnées en 1838. On a cependant essayé de reprendre cette industrie en 1855 ; et aujourd’hui la pêche est affermée pour quelques mois de l’année, moyennant 250 000 fr.

La plupart des éléphants dont on se servait jadis dans les armées du Deccan ou dans les chantiers maritimes du Coromandel provenaient de Ceylan. Moins grands, moins forts que leurs congénères des Ghauts occidentaux ou des vallées de l’Araccan, les éléphants cingalais passent pour être plus faciles à élever, à dresser et à conserver dans la servitude. Malgré les chasses multipliées et les massacres inintelligents qui les ont décimés, ces grands et puissants pachydermes sont encore aujourd’hui très-nombreux dans les jungles qui couvrent le sud-est de l’île, et dans les grandes forêts qui s’étendent au bas des pentes nord du plateau de Kandy. Là il n’est pas rare d’en rencontrer encore de grands troupeaux vaguant sans souci de l’étable et du rifle.

Le consul autrichien, M. Wilson, nous fit traverser de magnifiques plantations de laurier cinnamome ; on exporte tous les ans des cargaisons de ce précieux végétal pour une valeur de 20 millions de francs. C’est un véritable monopole dont la nature a fait présent à l’île de Ceylan. M. Wilson nous conduisit ensuite à la grande fabrique d’huile de coco dont il est le principal actionnaire. Dans ces magasins, nous vîmes de véritables collines de cowries, coquilles recueillies, comme l’on sait, aux Maldives, et entreposées à Ceylan pour Londres, d’où elles sont expédiées dans l’intérieur de l’Afrique comme monnaie en échange de poudre d’or, d’huile de palmier, et surtout, hélas ! de nègres et de négresses. La tonne de ces porcelaines revient à Colombo à dix-huit cents francs environ ; on échange la chair vivante du nègre contre un poids égal de coquilles.

Dans l’établissement de M. Wilson, on fabrique en outre des bougies, des savons et des parfumeries.

Nous remarquâmes dans l’élégante villa du fabricant, des pounkas, gigantesques éventails ou cadres légers recouverts de mousseline que des domestiques cachés derrière quelque paravent agitent sans cesse. Dans les maisons des riches Anglais, il y a des pounkas dans chaque chambre et au-dessus de chaque tête, et le mouvement qu’on leur imprime est si vif qu’il occasionne souvent des migraines aux étrangers. Ces ventilateurs jouent aussi leur rôle dans les hôtels, dans les tribunaux et même à l’église. Pendant la nuit ils rafraîchissent les banquiers endormis et leurs songes dorés.

À notre retour de Colombo à Pointe-de-Galles, nous trouvâmes à Caltura le missionnaire catholique, M. Miliani, qui nous attendait avec une élégante calèche pour nous mener à son presbytère de Saint-Sébastien Macoun, éloigné d’une douzaine de kilomètres. Sur la route, tous les indigènes qui nous rencontraient se renversaient de tout leur long et attendaient, la figure voilée, la bénédiction de leur pasteur. Le révérend père, qui tenait d’une main les rênes, et de l’autre un fouet assez lourd, se penchait légèrement hors de son break et distribuait ses bénédictions moitié avec les doigts, moitié avec son fouet. Quand nous arrivâmes près de la cure, deux Cingalais s’élancèrent sur notre chemin ; l’un suppliait le père de l’accompagner chez sa femme mourante, et l’autre tenait déjà les vases sacrés employés en cette triste circonstance ; il avait été les chercher au presbytère. Surpris, M. Miliani remit les rênes à M. le commodore de Wullerstorf, le commandant de l’expédition, et, s’excusant avec une politesse parfaite, disparut dans la forêt qui bordait le chemin. Mais à peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées que nous revîmes à notre grande satisfaction la figure réjouie de notre hôte ; la malade n’était pas sans doute à l’extrémité. Au moindre symptôme de maladie les indigènes se font administrer les sacrements, à la fois par prudence religieuse et par trop de confiance dans la vertu de la sainte huile pour la guérison de leurs maux physiques. Un temps de galop nous conduisit au village, suivis par un long Indien désossé courant à perdre haleine pour obtenir un supplément de bénédiction. La congrégation tout entière des fidèles nous attendait pour nous escorter à travers un bosquet de palmiers, vrai décors d’opéra, jusqu’au presbytère, dont les colonnes étaient ornées de guirlandes, de feuillage, de fleurs des tropiques, et d’admirables corbeilles de fruits au-dessus desquelles semblaient voltiger de charmants oiseaux bariolés que nos Cingalais avaient artistement découpés dans des feuilles de cocotier. Au-dessus de l’entrée, on voyait une ancre, symbole de la foi, et on lisait en lettres de verdure des paroles tirées des Épîtres de l’apôtre saint Paul : « Mon espérance ne sera pas déçue », allusion délicate à la promesse faite par M. le commodore d’accepter à son retour de Colombo le déjeuner du révérend père. Dans l’intérieur du pavillon on avait dressé une grande table ; elle s’affaissait