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sous le poids des viandes ; des fauteuils étaient rangés tout alentour, et le sol était jonché de feuilles du ficus religiosa au vert éclatant et tendre. Dès que M. de Wullerstorf eut pris place, quelques centaines de paroissiens se rangèrent en groupes et exécutèrent des danses nationales, au son de pipes et de tambourins. Le repas aurait eu l’approbation des convives les plus difficiles même en Europe.

La paroisse de Saint-Sébastien compte environ neuf mille fidèles ; c’est une des plus importantes d’entre les cinquante stations du diocèse de Colombo, qui a pour chef Mgr Brava. Le commodore laissa un présent considérable pour l’église du P. Miliani, et pour les domestiques ; puis nous remontâmes en voiture, accompagnés jusqu’au relais suivant par notre hôte, par une bande de musiciens, tapant, sifflant, soufflant et cornant, et aussi par une foule de paroissiens, figures noires et presque nues, à longs cheveux plats tombant à au-dessous des épaules, criant, gesticulant, gambadant et dansant : c’était évidemment pour eux une fête extraordinaire. Ces pauvres Cingalais, étonnés d’un si magnifique accueil, donnaient au commodore le titre de Roi de la mer.


LES ÎLES NICOBAR[1]


Du 30 janvier 1853 au 10 du mois suivant, l’expédition séjourna à Madras et visita les sept temples monolithes des sept pagodes à Vellore. Le 10 février on fit voile de la côte de Coromandel aux îles Nicobar dans le golfe de Bengale, et le 23 février la frégate jeta l’ancre devant l’île de Car-Nicobar.

Quelques-uns d’entre nous descendirent et s’avancèrent vers l’intérieur. Bientôt nous fûmes hélés par un bataillon d’une cinquantaine de naturels qui venaient à notre rencontre, à peu près nus, mais armés de grandes lames de coutelas sans manche, de javelots et de longs bâtons : « Good friends ? Good friends ? » (êtes-vous des amis ?) nous demandaient-ils.

Rassurés sur nos bonnes intentions, leurs chefs, qui s’intitulaient capitaines et s’ornaient de noms européens, capitaine Nelson, capitaine Byron, capitaine Wellington, docteur Crisp et autres, remirent leurs armes à des suivants et nous tendirent une main huileuse et malpropre que nous nous hâtâmes d’accepter. Chacun d’eux produisit alors quelque certificat à lui délivré par un capitaine de passage, attestant sa loyauté dans le commerce des noix de coco. Plusieurs de ces certificats contenaient certaines prescriptions d’un code de civilité puérile et honnête à l’usage des matelots nouveaux venus, tels que : « Pour rester ami avec les sauvages, ne voler ni leurs cochons, ni leurs femmes. »

La plupart de ces certificats portaient les prix courants en noix de cocos des principaux objets importés d’Europe. Ainsi, une lame de sabre se paye trois cents noix, autant qu’un sac de riz ; une cuillère à soupe cent cinquante, et un fichu cent noix. Chaque guenille a son prix. Le pain, les outils, les vareuses rouges, le poivre et divers médicaments, entre autres l’huile de ricin, le camphre et le sel de magnésie, sont des objets fort recherchés ; mais non pas autant que les habits et les chapeaux-feutres. Il n’est pas d’habit en loques qui ne se vende d’enthousiasme ; les feutres les plus piteux sont payés deux mille cinq cents noix, autant qu’un fusil double, qu’une barrique de rhum, ou qu’une pièce de calicot, longue de vingt mètres (ils se servent de calicot pour enrouler leurs morts). Certainement, le spéculateur qui enverrait aux îles Nicobar une cargaison de vieux feutres, réaliserait un bénéfice considérable. On suppose qu’en voyant la plupart des capitaines munis de ce chapeau, les insulaires ont imaginé qu’il était l’insigne de leur grade, comme la couronne celle de la royauté, et que le feutre faisait le capitaine.

Le « capitaine Dixon » me remit le certificat suivant dont il ne tirait pas peu de vanité : « Malgré son air crasseux, le capitaine Dixon est un homme solide. » C’est un fort bel homme, nu comme la main, et à teint bronzé ; sa chevelure fine, luisante, longue et flottante est retenue par un diadème en écorce. Parmi ses compagnons, l’un portait une simple chemise, l’autre un frac, un autre des bottes éculées et béantes ; çà et là, on voyait une paire de culottes. À eux tous, ils auraient peut-être pu fournir un habillement complet. Un grand nombre de ces insulaires portaient autour des reins une bandelette fort mince,

  1. L’archipel de Nicobar est situé au S. S. E. des îles Andaman, à 200 kilomètres N. 0. de Sumatra.