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cartouches en prenant le soleil sur le pas de sa porte. Rien de plus commun dans la montagne Noire que ce paysan qui, son tchibouk allumé entre les dents, emplit ses cartouches sans trop se soucier de l’étincelle égarée qui peut faire sauter sa poudrière, lui-même et sa maison. Du reste, son vin n’était pas trop mauvais ; j’en offris au perianik, mais le sobre guerrier se contenta de tremper dans une pinte d’eau un morceau de pain noir qu’il tira de sa ceinture, garde-manger du Monténégrin.

La vallée de Niegosch, qui a donné son nom à la dynastie régnante, me parut l’une des plus belles du Monténégro : des arbres, des cultures, des villages d’aspect assez confortable, y surprennent agréablement le voyageur qu’attriste l’aridité générale du pays. Je passai près des villages de Niegosch et de Dujido, situés des deux côtés de la route. Des montagnes de moyenne hauteur fermaient l’horizon au nord et au midi ; à l’ouest, l’horizon se terminait par une de ces lignes brusques qui font deviner au touriste habitué aux perspectives des pays accidentés qu’il approche d’un escarpement. En effet, arrivé au bord du plateau, je vis s’ouvrir devant moi le précipice le plus vertigineux que j’aie vu de ma vie. Au fond d’un entonnoir que dominaient les arêtes tranchantes d’un calcaire sombre, étincelait comme un diamant bleu ciel une sorte de petit lac grand comme la main. C’était le fond de la baie de Cattaro : la ville restait masquée par les angles saillants des rochers, et du point où je me trouvais, je la surplombais tellement qu’à première vue il me semblait qu’un galet déplacé par le pied de mon cheval devait rebondir jusque dans les rues de la place avec une effrayante progression de vitesse.

Je ne me supposais pas à plus d’un quart d’heure de la ville : je descendis de cheval et je m’engageai dans un sentier dont les zigzags sans fin (j’en pus compter, je crois, plus de quatre-vingts) me permirent au bout d’une heure et demie d’arriver sur les bords d’une abondante rivière qui sort du milieu des galets à dix minutes de son embouchure : c’est encore un dégorgeoir des eaux souterraines du Monténégro. Cet incomparable casse-cou est très-fréquenté par les Monténégrins qui viennent au marché de Cattaro, et qui, lorsqu’ils n’ont pas de mules, chargent leurs denrées sur le dos de leurs robustes et infatigables compagnes : les unes ont le pied aussi sûr que les autres. Aux deux tiers de la descente, une belle route impériale succède au chantier raviné et marque la limite où commence l’Autriche.

J’étais le soir à Cattaro, attablé devant le souper confortable de l’hôtel Marie-Thérèse, et j’oubliais mes fatigues de la journée dans la compagnie agréable et inattendue de MM. Delarue, Matteo, Massieu de Clerval et Nicot, qui venaient visiter le champ de bataille de Grahovo. Le lendemain soir, j’étais de retour à Raguse.

G. Lejean.




FRAGMENTS D’UN VOYAGE EN ORIENT.

ÉLÉPHANT DE LABOUR À CEYLAN. – SCÈNE FUNÉRAIRE À CALCUTTA.
(Extrait.)

M. le comte Andrasy raconte qu’en 1849, alors que la Hongrie était agitée par la révolution, il lui prit fantaisie, en lisant un numéro de journal, d’aller visiter les pays du soleil et le berceau de l’humanité, l’Orient. Trois jours après, il était à Vienne, et à un mois de là, il s’embarquait à Londres sur un steamer pour les Indes (prix : 110 liv. sterl.). M. Andrasy est un touriste grand seigneur ; la chasse est surtout ce qu’il aime, la chasse mouvementée et périlleuse ; aussi les aventures de ce genre abondent-elles dans ses récits. On y trouve mille détails sur les éléphants, par exemple ; mais il aime aussi les scènes plus calmes, et, dans ce cas, il tient aussi bien le crayon que tout à l’heure le fusil. C’est ainsi que dans l’île Ceylan, le premier pays qu’il visite, il parcourt le district montagneux de Neuerra-Ellia, et là, à 6000 pieds au-dessus du niveau de la mer, il voit, pour la première fois, un éléphant employé au labour.

« Le soleil[1], dit-il, était sur son déclin, et dans la plaine on apercevait quelques indigènes poussant leurs bœufs fatigués du travail du jour. Je descendis de cheval pour mieux examiner cette scène et la croquer sur mon album. Les mottes de terre, couvertes d’herbes, se retournaient, et l’animal allait si vite dans cette besogne, que son guide, un Malabare crépu, avait peine à le retenir. Deux hommes étaient occupés à la charrue, et ils avaient assez à faire pour qu’elle ne sortît pas du sillon.

« Je m’étonne, dit à ce propos le comte Andrasy, que les émigrants allemands et irlandais aillent en Amérique et au cap de Bonne-Espérance, tandis que Neuerra-Ellia, avec son atmosphère pure et son sol favorisé où tiendrait la moitié de l’Irlande, présente un lieu de colonisation très-fertile et beaucoup plus agréable. »

Il ne faut pas s’attendre à trouver dans ce livre des révélations nouvelles sur des pays bien des fois déjà parcourus ; cependant voici un tableau curieux et très-bien esquissé de Calcutta d’après nature :

« Le troisième jour de mon arrivée à Calcutta, je sortis dès six heures du matin pour aller faire une excursion hors de la ville. En suivant les bords de l’Ougli, je trouvai déjà toute la population sur pied ; l’activité régnait partout : les marchands étaient à leur boutique, les artisans à leur besogne. Les classes mêmes qui ne vivent pas

  1. Voyage dans les Indes orientales, à Ceylan, Java, à la Chine et au Japon, par le comte Emmanuel Andrasy. (En hongrois et en allemand.) Pesth, 1859, in-fol. maximo.