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Le port de Beyrouth ne reçoit que de petits bâtiments ; les gros vaisseaux restent en rade. Des Arabes demi-nus se précipitent à la mer pour nous enlever du canot dans leurs bras nerveux et nous déposent sains et secs sur le quai, moyennant un léger bachich[1].

Dès le premier coup d’œil jeté sur la ville, on voit à quel point le commerce y est florissant : les Maronites aux habits sombres et grossiers, le Druse au turban blanc ou rayé, bardé d’armes magnifiques, des Arabes étalant leurs haillons superbes, des Turcs, des Grecs, des juifs, des Arméniens, tout cela se presse sur le port, Babel de langages et de costumes, où néanmoins semble dominer l’élément chrétien.

Là le Liban apporte son vin et ses soies, l’Yémen son café, le Hauran ses blés, Djébaïl et Lattakieh leur blond tabac, Palmyre ses chevaux, Damas ses armes, Bagdad ses riches étoffes, l’Europe enfin les innombrables produits de sa vaillante industrie.

De même que dans tout l’Orient, l’aspect des rues tient peu les promesses du panorama. Les maisons cachent sous leur massive enveloppe de pierre les plus capricieuses fantaisies de l’imagination arabe, comme ces femmes de Constantinople, qui, le visage couvert d’une épaisse mousseline, la taille effacée sous l’ampleur du féredjé, les pieds enfouis dans des bottes informes, cachent souvent des trésors de beauté. Les rues sont étroites et rapides, reliées quelquefois par des passages voûtés ; quelques-unes, plus larges, sont occupées par des cafedjis[2] ; des Arabes accroupis y fument tranquillement le chuchet[3] ou le chibouque à l’abri de tentes en sparterie grossière, suspendues sur leurs têtes ; çà et là, au beau milieu de la rue, de superbes enfants entièrement nus roulent dans la poussière leurs petits corps bronzés par le soleil.

À part les fortifications et les anciens châteaux qui défendent son port, Beyrouth n’a pas de monuments ; le bazar seul a quelque peu l’aspect monumental.


M. Lascaris. — La promenade des Pins. — L’Arabe et son coursier.

Après avoir battu au hasard les rues de la ville, je songeai à remettre une lettre de recommandation qui m’avait été donnée à Marseille par M. M…, négociant grec, pour un de ses parents établi à Beyrouth. Trouver ce « parent, » n’était pas chose facile : il me fallut aller à une demi-lieue de la ville, au milieu des jardins étagés sur la colline. Une servante, coiffée de ses longs cheveux, qui tombaient en tresses noires sur ses épaules, m’introduisit près de son maître.

Comme mon projet était de pousser mon voyage jusqu’à Damas et Baalbek, en passant par les Cèdres, après les premiers compliments, j’en parlai à M. Lascaris.

« Tenez-vous à votre bourse ? me dit-il.

— Assurément !

— À votre vie ?

— Considérablement !  ! »

Cette fois le cri partait du cœur.

« Eh bien ! croyez-moi, reprit M. Lascaris, bornez votre voyage aux Cèdres ; les Mutualis sont en ce moment en délicatesse avec les Maronites, il règne un peu d’effervescence autour de Damas ; vous connaissez le proverbe : « Châmi, choumi[4] ; » en votre qualité de chrétien, sans une escorte nombreuse, vous pourriez vous attirer de graves désagréments, dont le moindre serait la perte de votre bagage. En attendant, puisque vous n’êtes à Beyrouth que depuis quelques heures, permettez-moi de vous y servir de guide, et je tâcherai de faire en sorte que vous ne regrettiez pas trop votre séjour parmi nous. »

L’offre était engageante, et puisque je ne pouvais réaliser mon projet, du moins en son entier, je résolus de mettre à profit la complaisance de M. Lascaris qui s’instituait mon cicerone avec tant de courtoisie.

« Puisque vous acceptez, me dit M. Lascaris, venez me prendre à sept heures, nous irons voir la promenade des Pins[5], c’est notre Prado ; vous y contemplerez nos beautés européennes, et de plus un fort beau cheval qu’un Anglais de mes amis doit acheter à un Arabe, après avoir usé de plus de diplomatie pour le décider à cette vente qu’il ne s’en dépense en un an pour maintenir ou ébranler l’équilibre européen. »

Je pris congé, et j’allai esquisser quelques costumes : je me dirigeai ensuite vers une table d’hôte cosmopolite, où je pris un assez bon repas. Je me préparais à me rendre chez M. Lascaris, lorsque mon nom, prononcé à haute voix dans la cour, me fit mettre à la fenêtre, et j’eus l’agréable surprise de voir M. Lascaris lui-même et son Anglais, tous deux à cheval et m’attendant avec une troisième monture en main. Quelques minutes après, nous étions aux portes de la ville, et bientôt vers la mer, que côtoie une belle avenue plantée jadis par les ordres de l’émir Fakr el Din pour servir de barrière contre le souffle brûlant du simoun ; elle est bordée de cafés où les habitants vont respirer la brise, en humant le moka brûlant ou dégustant d’excellente limonade glacée. On y rencontre surtout la population européenne de la ville, puis quelques femmes arabes, le visage voilé, aux longs cheveux chargés de sequins, ou enfin des dames du Liban, la tête ornée du tantoura[6], qui, de loin, les fait ressembler à de gracieuses licornes.

Les hommes fument à la porte des cafés le chibouque ou l’éternel chuchet. Telle est la vie monotone de l’Orient, sans plaisirs variés, mais exempte de chagrins

  1. Pourboire.
  2. Marchands de café.
  3. Le chuchet est la pipe syrienne par excellence. Il n’est pas composé, comme le narghileh turc, d’un flacon autour duquel s’enlace comme un serpent un long tuyau flexible. Le flacon de cristal est remplacé par une noix de cocotier à laquelle s’adaptent deux tuyaux rigides, l’un incliné et servant à aspirer la fumée, l’autre vertical, qui plonge l’intérieur de la noix à moitié remplie d’eau, et supporte un fourneau de cuivre évasé ou brûle le tombeki de Perse.
  4. Damasquin, méchant.
  5. Emplacement actuel du camp français en 1860.
  6. Le tantoura est une espèce de corne de un à deux pieds de hau-