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la main qu’il conserva longtemps entre les siennes, et son regard, à défaut de paroles, m’exprima toute sa reconnaissance.

Le lendemain, je revins voir ma cliente, elle avait passé une bonne nuit, le délire l’avait quittée, mais elle avait encore un peu de fièvre. À partir de ce moment le mieux se maintint, et aux yeux de l’almamy comme aux yeux de tous, je passai pour son sauveur.

À quelques jours de là, je reçus fort avant dans la soirée un message de l’almamy, qui me prévenait qu’un de ses captifs venait d’être mordu par un serpent et me priait d’aller voir le blessé le lendemain. Malgré l’obscurité de la nuit et les signes non douteux d’un orage prêt à éclater, je me rendis immédiatement chez Oumar, qui parut aussi surpris qu’enchanté de mon empressement. Au reste, il n’était que temps de secourir le pauvre esclave, déjà condamné par les assistants. La morsure du reptile qui l’avait blessé[1] passait généralement pour mortelle. Des lotions d’ammoniaque et quelques compresses imbibées de cette substance tirèrent pourtant d’affaire ce pauvre diable, dont la guérison fut considérée par toute la maison de l’almamy comme un miracle.

Ma réputation de docteur me valut d’être appelé par un mari auprès de sa femme, dont l’état était plus que désespéré, car elle mourut avant d’avoir pu prendre la potion que je lui destinais ; circonstance très-heureuse pour mon infaillibilité médicale. Ce décès me mit à même d’observer les rites funéraires de la contrée. Au moment où l’on s’aperçut que la malade passait de vie à trépas, toutes les personnes présentes, amis, parents, captifs, éclatèrent en cris déchirants. « Voilà, pensai-je, une défunte qui laisse bien des regrets. » Mais à mes questions à ce sujet on se contenta de répondre que c’était l’usage. Ces lamentations durèrent environ un quart d’heure, puis sans transition aucune les cris cessèrent de s’élever et les larmes de couler, pour recommencer au moment où l’on enleva le corps. Tous les assistants, vêtus de blanc pour la plupart, l’accompagnèrent au lieu de la sépulture avec des alternatives semblables de cris et de silence. Quand il eut été déposé dans la fosse, ils se rangèrent tout autour, en murmurant de longues prières ; saluèrent, chacun à son tour, la défunte en l’appelant par son nom, puis tous ensemble rejetèrent sur le cadavre la terre extraite de l’excavation, jusqu’à complet nivellement du sol.

Cependant le temps s’écoulait, et Oumar ne semblait pas vouloir entendre parler de mon départ. Je n’avais plus à craindre de sa part ces méfiances que le demi-sauvage nourrit si naturellement à l’égard de l’homme civilisé. Mais je craignais d’avoir dépassé mon but, et de lui être devenu nécessaire pour avoir trop recherché sa confiance et son affection.

Les interminables délais qu’il apportait à mon départ devenaient d’autant plus à redouter pour moi, que nous étions définitivement entrés dans la saison des pluies. Chaque soir, déjà, éclatait un orage qui se prolongeait pendant toute la nuit. C’étaient des chutes d’eau du déluge, des éclats de foudre à ébranler la terre. Rien de ce genre, en Europe et même au Sénégal, ne m’avait préparé aux orages de cette région montagneuse ; je défie l’homme le moins impressionnable d’en être témoin sans émotion. Bientôt chaque chute de pluie fut suivie pour moi d’un accès de fièvre.

Les débuts de cette saison, coïncidant avec l’ouverture des semailles et la reprise des travaux des champs, n’étaient cependant pas sans intermèdes pleins d’intérêt pour un Européen. Ainsi, avant d’envoyer ses captifs à leur besogne agricole, l’almamy leur accorda un jour de vacance et l’autorisation de l’employer à une pêche générale dans le Bafing et dans les cours d’eau poissonneux qui l’alimentent. Je fus attiré au bord du fleuve par les cris de joie qui s’en élevaient : une scène d’une nouveauté étrange m’y attendait. Hommes, femmes, enfants, éparpillés par groupes nombreux sur ces rives, piétinaient en cadence des amas de cosses de netté, puis, toujours chantant et dansant, les plongeaient dans les bas-fonds, dont ces détritus macérés ne tardaient pas à empoisonner l’eau par leurs sucs enivrants. Dès que les poissons à demi suffoqués apparaissaient à la surface, ils étaient percés de flèches par les hommes, ou enlevés dans de petits filets par les femmes et les enfants.

Ces pauvres gens devaient trouver dans leur capture, convenablement préparée et séchée, une ressource alimentaire précieuse pour les jours de labeur qui allaient suivre ; aussi cette pêche était-elle pour eux une double fête, et me rappelait ces réjouissances publiques qui, chez les anciens, ouvraient toujours la saison des travaux champêtres.

Le 26 mai, je me rendis chez l’almamy pour le presser de nouveau au sujet de mon départ. Je lui rappelai ses promesses, lui parlai de mes accès de fièvre de plus en plus fréquents et violents ; de ceux que venait d’éprouver Cocagne et du danger qu’il y avait pour un blanc à voyager pendant l’hivernage, etc., etc. « Je suis honteux, me répondit Oumar, de te retenir si longtemps. Je sais que le gouverneur n’agirait pas ainsi avec mes hommes, et que si ceux-ci lui demandaient à repartir le jour même de leur arrivée auprès de lui, le lendemain les verrait sur le chemin du retour. Mais nous autres rois des Foulahs, nous ne pouvons agir de la même manière ; car autour de nous tout se fait lentement. Depuis longtemps ma seule occupation est de penser et de travailler à ton départ. Je touche à mon but ; tu ne tarderas pas à te mettre en route. »

En terminant cette assurance, il me proposa pour le lendemain une promenade dans la campagne, que j’acceptai avec empressement, prévoyant bien qu’il ne la voulait pas faire à pied. En effet, le soir même, vers les neuf heures, comme j’étais déjà couché, j’entendis frapper à ma porte. C’était le griot de la cour et quelques autres affidés de l’almamy qui m’amenaient de sa part un cheval

  1. C’est une vipère de forme cylindrique, dont l’extrémité anale n’est guère moins large que la tête, ce qui lui a valu dans le pays le nom de serpent à deux têtes. Peut-être est-ce une variété de la vipère échidnée du Gabon.