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Page:Le Tour du monde - 04.djvu/146

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pour organiser une caravane qui se composa en définitive de cent trente-cinq hommes, de quatre cents chevaux ou mulets et de six wagons tirés chacun par six mulets.

Le 17 juillet 1849, vers quatre heures de l’après-midi, nous prîmes congé de nos amis. Le soir même, nous allâmes camper à trois lieues vers le nord au pueblo de Nombre de Dios, situé sur le bord de la rivière du même nom.

Notre camp avait un aspect pittoresque. Cent trente-cinq hommes reposaient sous des tentes de toutes formes et de toutes couleurs. Les quatre cents chevaux et mulets paissaient alentour sur de gras pâturages : les wagons étaient rangés autour de nos tentes. Sous le ciel, d’une magnificence incomparable, tout était beau et plein d’harmonie dans la nature : en était-il de même parmi nous ?

Un jeune médecin américain, grand et beau, à taille svelte, était assis nonchalamment sur le gazon, lisant un livre qui paraissait absorber toutes ses pensées ; tout à coup il est frappé d’un grand coup de couteau dans le ventre ; ses entrailles sortent. La blessure avait été portée par un de ces grands couteaux qu’en Amérique chaque voyageur porte à sa ceinture ; ce terrible instrument sert de couteau de chasse et au besoin de hache.

Le jeune homme, prompt comme la foudre et conservant toute son énergie, tire son revolver et tue son adversaire de deux coups de balle. Mais derrière l’agresseur mortellement blessé, se tenait debout un jeune homme, avec un rifle braqué sur le médecin ; il lâche le coup, et heureusement ne l’atteint pas.

On s’empressa autour des deux victimes. Le médecin n’était pas mort ; ses blessures réclamaient des soins qu’il était impossible de lui donner dans une marche aussi longue et aussi fatigante que celle où nous étions engagés. Nous improvisâmes un brancard attelé de deux mulets, et nous le fîmes transporter à Chihuahua.

Quant au mort, on s’occupa de l’enterrer. On creusa un trou, mais l’eau montant avec abondance, il fallut abandonner l’idée de l’ensevelir dans ce bas-fond. Nous allâmes plus loin faire un autre trou sur une petite élévation ; nous y déposâmes le cadavre, et recouvrîmes la fosse de pierres afin de le protéger contre les bêtes sauvages.

Restait le troisième acteur, l’homme au rifle ; qu’en faire ? Je m’attendais à assister à la loi du Lynch, si usitée parmi les Américains des déserts ; il n’en fut rien. Les Américains prétendaient que cette affaire n’avait été qu’un duel à trois, que les coupables étaient de parfaits gentlemen, qui se connaissaient depuis longtemps, habitaient l’État du Missouri, et n’avaient fait que vider une ancienne querelle. Le duel étant défendu aux États-Unis du Nord, ils s’étaient proposé de régler leur différend dans un pays où la loi ne pouvait pas les atteindre.

Assurément il fallait beaucoup de bonne volonté pour admettre de semblables explications. Mais on n’était guère en mesure d’observer les strictes règles de la justice. On ne parvint même pas à découvrir la véritable cause de la querelle.


La plaine de Sacramento. — L’hacienda d’Ensinillas. — Carmen. — Culte de Napoléon. — Tour d’observation. — Une chevelure. — Vol.

Le second jour nous allâmes camper dans la plaine de Sacramento, à sept lieues de Chihuahua.

Pendant la guerre des États-Unis contre le Mexique, une bataille s’était livrée dans cette plaine, dont le sol est accidenté. Nous trouvâmes encore, sur le sommet des monticules, les restes des redoutes mexicaines.

Le 19 juillet nous arrivâmes à l’hacienda d’Ensinillas. Cette propriété, l’une des plus importantes de l’État, appartient au général gouverneur don Angel Trias. Elle compte quatre cent trente âmes, et possède une église sans curé. La culture y est insignifiante, mais on y élève près de mille quatre cents chevaux, cent cinquante à cent soixante mulets, deux mille quatre cent soixante-neuf bêtes à cornes (ganado mayor), et cinquante-deux mille six cent vingt-deux moutons (ganado menor). Cette statistique peut donner au lecteur l’idée d’une grande propriété dans le Chihuahua.

Il n’est pas rare de voyager à cheval pendant trois et quatre jours, toujours sur la même propriété, sans y rencontrer la moindre culture.

Ces immenses territoires particuliers seront un obstacle au progrès du pays. L’agriculteur modeste qui voudrait cultiver un petit morceau de terre ne trouve point de place. De son côté, le grand propriétaire ne veut rien entreprendre, et se contente de laisser ses troupeaux errer en liberté.

L’hacienda d’Ensinillas est située au bord d’un lac du même nom. C’est une vraie curiosité de trouver sur ces plateaux élevés de si grandes nappes d’eau.

Après trois jours de marche, nous arrivâmes à Carmen. Ce pueblo, où l’on compte à peu près de quatre à cinq cents habitants, est situé au bord du rio Carmen. La ville possède une église, également sans curé.

À partir de ce point, nous ne rencontrâmes plus nulle part un seul ecclésiastique. Les populations, privées d’enseignement et de culte, ont fini par se créer une religion à eux. Les habitants sont les Indiens paisibles (indios manzos). La poterie est leur principale industrie. Ils fabriquent aussi des imitations d’idoles aztèques et des encensoirs comme on en voit dans les églises catholiques.

En entrant dans la cabane d’un de ces Indiens, je fus témoin d’une scène singulière. Cette cabane avait pour tout mobilier quelques peaux de bœuf servant de lit et de tapis. Des fragments d’ancienne porcelaine du Japon, de petits morceaux de fer-blanc, quelques chandelles en résine étaient disposées avec un certain goût autour de deux gravures dont l’une représentait une tête de vierge et l’autre le portrait de Napoléon  Ier. Des fleurs artificielles, adroitement faites et arrangées avec symétrie, encadraient ces différents ornements, qui devaient figurer un autel. Une brave femme indienne était à genoux devant cet autel et priait avec ferveur ; ma présence ne l’intimida pas ; elle me fit un signe amical et continua sa prière ; ensuite elle prit un encensoir en terre cuite et le balança devant la tête de la Vierge et le portrait de Napoléon  Ier. Je