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Dès ses débuts, la navigation de la Belle fut comme un pronostic de la fatale destinée qui attendait l’expédition. Pluies, brouillards, grains, grosse mer et tempêtes, aucune épreuve ne fut épargnée à la frêle embarcation pendant qu’elle longeait les côtes dangereuses et mal connues de la basse Californie. Ce ne fut qu’après avoir failli se perdre vingt fois sur les rochers qui entourent le mouillage de San Benito et après être restée échouée douze jours sur les brisants de la baie d’Alméjas, qu’elle put enfin doubler le cap Palmo, extrémité méridionale de la péninsule californienne, et pénétrer dans la mer Vermeille où nous n’avons plus qu’à suivre M. Vigneaux.




Les Tetas de cabra. — Aspect de la côte morienne. — Guaymas. — En prison. — Le Colabozo. — La caserne. — Soldats mexicains.

Le 25 mai, nous jetâmes enfin l’ancre sur la côte de la Sonora, dans une anse bien abritée du Morro Colorado (le Morne-Rouge), promontoire à falaises menaçantes, situé à quelque vingt lieues au nord de Guaymas. Deux grandes murailles de roches noires, dont le pied sombrait verticalement dans les flots endormis, nous enserraient ; au-dessous de nous, à travers plusieurs brasses d’une eau limpide, nous distinguions parfaitement un fond de roches métalliques et moussues, de madrépores et de coraux. Devant nous s’étendait une plage de gravier et de coquilles assez roide, mais très-accessible ; au delà régnait un petit plateau auquel venait aboutir, des flancs de la montagne aride et calcinée, une gorge profonde encombrée d’une végétation tropicale : c’était le lit d’un cours d’eau desséché.

La tempête nous avait poussés dans ces parages éloignés ; elle nous y retint deux jours. Nous passâmes ce temps au milieu des rochers, dans une eau claire et dormante, occupés à tendre des lignes aux poissons, à poursuivre dans les anfractuosités du roc d’énormes langoustes, à jouir à la fois et du plaisir du bain et des splendeurs d’un paysage sous-marin, aussi riche et plus grandiose que celui du bassin de San Benito.

L’intention de M. de Raousset n’était point de se rendre directement à Guaymas, mais d’aller chercher dans le voisinage un mouillage discret ; de là un émissaire devait se rendre mystérieusement à la ville, afin de s’assurer de la présence et des dispositions des enrôlés français ; c’était à moi qu’incombait cette mission.

Rien de plus navrant que la côte montagneuse que nous longeons jusqu’à la baie de los Algodones, profonde échancrure au milieu de laquelle s’élève un groupe d’îlots du même nom. En face de nous se dessinent les Tetas de Cabra, deux mamelons jumeaux auxquels leur conformation bizarre a valu ce nom très-mérité de Mamelles de chèvre ; ils sont un des points marquants de l’atterrage de Guaymas. La chaîne du littoral s’abaisse graduellement vers le fond de la baie et se détourne brusquement devant un plateau bas qui isole las Tetas.

Non loin de ces hauteurs, à l’abri des rochers de la punta Tordilla, nous trouvâmes le gîte sûr que nous cherchions ; quelques lieues nous séparaient à peine de Guaymas, et je fis mes dispositions pour m’y rendre immédiatement, en compagnie du docteur. Il était quatre heures de l’après-midi environ.

Le plateau que nous traversâmes nous remit en mémoire celui de la presqu’île californienne ; le lit encaissé d’une rivière absente dans lequel nous nous engageâmes nous écarta de notre route et nous conduisit, après deux heures de marche, dans une plaine rocailleuse d’un aspect désolatif, déserte comme tout le pays que nous avions parcouru déjà, maigrement parée de pieds de mesquite, de cactus cylindriques ou candélabres et de maguey sauvage, qui, se faisant repoussoir les uns aux autres, servaient à faire valoir d’autant mieux la navrante étendue du paysage sans en rompre la monotonie.

La boussole dont nous étions munis nous disant clairement que nous étions dévoyés, force fut de rebrousser chemin. Un sentier, que nous n’avions pas aperçu d’abord, nous fit franchir les collines basses, mais accores, placées à l’orient du ravin, et nous descendîmes, à la chute du jour, dans une plaine que bordait la mer à notre droite ; le sentier se dirigeait vers la plage en serpentant à travers un triste chaparral émacié par la sécheresse, et ne rappelant à l’esprit, par ses teintes poudreuses, aucune idée de végétation.

Nous marchâmes tant qu’une clarté suffisante nous permit de reconnaître le sentier sur cette terre durcie jusqu’à la sonorité, où le pied de l’homme ne marquait pas. La nuit nous arrêta enfin au bord de la mer, au pied d’un mamelon pierreux, bizarrement posé là comme les ruines d’une pyramide, en face de la petite île Chapatona. Mourants de fatigue et de soif, nous songeâmes à prendre du repos, et nous nous étendîmes sur le sable de la rive, seul endroit où nous pensions être en sûreté du côté des reptiles. Nous nous étions dépouillés de nos vêtements de laine pour nous en faire une couche, et, malgré la légèreté de notre costume, nous n’éprouvâmes pas un seul instant, même au point du jour, cette sensation de fraîcheur qui accompagne dans nos climats les nuits les plus chaudes, et dont nous avions souffert même à l’île Santa Margarita par une latitude plus basse ; la brise de la mer, s’échauffant en passant sur la péninsule, donne aux côtes de la Sonora une température beaucoup plus élevée ; cette température varie de 30° à 40° centigr. à l’ombre, dans la saison sèche.

L’aube nous trouva en route ; nous errâmes longtemps encore à travers un pays uniformément aride et désert ; car tel est le caractère de toute la région du littoral sonorien. Nous marchions dans un silence qui tenait de l’hébétement, uniquement préoccupés des tortures de la soif. Tout à coup un murmure confus vint frapper nos oreilles, et bientôt nous pûmes distinguer le mugissement des taureaux, le bêlement plaintif des moutons et le chant du coq. Le chaparral s’éclaircit soudain, et devant nos yeux éblouis se déroula un spectacle magique. — Sur une vaste citerne, dont les parois blanchies réverbéraient les feux du soleil, se penchait un balancier gigantesque, supportant les seaux de cuir destinés à alimenter des abreuvoirs, autour duquel se pressaient les animaux.