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— Je ne sais comment cela se fit, mais je me trouvai agenouillé devant une auge de pierre, à côté de mon compagnon, disputant aux chèvres et aux brebis étonnées un liquide tiède et bourbeux.

Arrivée à San Benito, côte de la basse Californie. — Dessin de E. de Bérard.

Le maître de céans vint nous arracher à cette dégradante mais ineffable jouissance, en nous offrant une boisson plus digne de créatures humaines. Alors seulement nous apparut à peu de distance un bâtiment en construction, dont les murs en adobes attendaient la charpente ; devant nous s’élevait un jacal, vaste cabane en bambous et en feuillage, où nous entrâmes. Un déjeuner copieux et confortable nous y fut offert de la meilleure grâce du monde.

Notre hôte avait l’air d’un citadin sous son costume de campagnard ; il portait un fort beau chapeau de Panama, chemise fine, large calzonera de cuir jaune et souple, ouverte de la hanche jusqu’en bas, et retenue par de gros boutons d’argent bombés, ceinture de soie rouge et bottes de peau de daim. Il m’interrogea minutieusement, et je lui contai tout autre chose que la vérité. Il refusa la rétribution que nous crûmes devoir lui offrir en le quittant. Nous ne fûmes pas longtemps à nous apercevoir que nous étions suivis, et je me rappelai alors, non sans quelque inquiétude, que le digne ranchero avait, durant notre repas, expédié un homme à cheval dans la direction de Guaymas.

En approchant du massif de montagnes qui étreint cette ville et son port, le chemin s’élève graduellement. Entre les hauteurs del Rancho et celles de Bacochivampu s’ouvre un défilé étroit, dans lequel nous nous engageâmes, et bientôt les premières maisons ne tardèrent pas à s’offrir à nos regards. C’étaient des masures et des ruines, de même que dans toutes les missions que nous avions entrevues dans la presqu’île de Californie ; à l’exception toutefois de San Luis, mieux conservée que les autres. Sur le fond gris des adobes se détachait un groupe d’hommes vêtus de blanc ; en approchant, nous reconnûmes les quatre hommes et le caporal classique. L’individu qui nous suivait nous dépassa alors et se dirigea vers eux ; cinq minutes plus tard nous étions entourés, saisis, désarmés, en route pour le Calabozo, où nous nous trouvâmes bientôt dûment incarcérés.

Les brisants de San Benito. — Dessin de E. de Bérard.

C’était une vaste pièce aux murs d’adobes non recrépis, détériorés par le temps et les locataires ; sous les pieds, la terre nue ; au plafond, des solives en troncs de palmiers non équarris ; pour tout ameublement, une cruche ébréchée. Une porte étroite et basse, flanquée de deux petites fenêtres grillées, percées à cinq pieds du sol, ouvrait sur le patio ou cour intérieure. Dans ce taudis, où l’on ne pouvait établir de courant d’air vu la disposition des ouvertures, l’atmosphère était étouffante, bien que les fenêtres n’eussent pas de volets et que la porte fût ouverte tout le jour ; il y régnait en outre une odeur méphitique amplement justifiée par les habitudes des commensaux, qui, pour n’avoir pas à demander trop souvent la faveur de traverser le patio, avaient consacré un des coins de l’appartement aux usages d’une vespasienne. Ces messieurs étaient au nombre d’une quinzaine, vieux et jeunes, Indiens et métis, sales, dépenaillés et porteurs de mines plus que suspectes. Leur costumes consistait en une chemise de cotonnade, blanche en principe et passant à l’état de charpie brute, et un large pantalon de même étoffe ; je remarquai même que la chemise n’était pas absolument de rigueur. Plusieurs avaient la tête et les pieds nus, d’autres portaient des sandales et de grossiers chapeaux de paille. Nonchalamment étendus sur le sol, autour d’un lambeau de fresada, couverture commune qui remplace pour eux la cape espagnole, ils manipulaient d’ignobles tarots et se disputaient quelques cigarettes au hasard du monte.

La cour était petite ; le saguan, allée cochère des