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lieux de représentations diverses, entre autres des salles de concert. La nouvelle salle ou Music-hall est la mieux fréquentée ; elle peut contenir jusqu’à deux mille auditeurs, et la disposition particulière du lieu ainsi que l’éclairage ont été combinés de manière à faire ressortir dans tout son éclat la toilette des dames.

Pour la population de bas étage, des buvettes et des cafés où l’on danse et l’on chante, ouvrent tous les soirs leurs salles basses et enfumées. Les mineurs et les marins fréquentent ces établissements avec une assiduité exemplaire.

Pendant que je me livrais, à San Francisco, à ces attrayantes distractions, je fus spectateur d’une réception officielle qui témoigne trop bien de la simplicité des mœurs publiques chez les Américains pour que je n’en fasse pas le récit. C’était à propos du différend existant entre le cabinet de Washington et celui de Saint-James, pour la possession de l’île San Juan. Le général Scott avait été envoyé de Washington, comme arbitre, au nom des États-Unis.

Scott n’était plus de la première jeunesse. Ses quatre-vingts ans passés et ses titres à l’estime publique en faisaient un père conscrit aussi vénérable que glorieux. Aux États-Unis, où l’égalité règne en souveraine, on évite l’éclat et le décorum, et c’est avec un seul aide de camp que Scott, ministre plénipotentiaire de la plus grande puissance du nouveau monde vis-à-vis l’une des plus grandes de l’ancien, s’était embarqué sur le vapeur public à son départ de New-York. En compagnie de tous les autres passagers il touche à Aspinwall, traverse avec eux l’isthme de Panama en chemin de fer, avec eux se rembarque sur le Pacifique, et tous ensemble arrivent ainsi à San Francisco le matin d’un beau dimanche d’octobre. Pour Scott le steamer n’a pas fait un tour de roue plus vite, le piston de la machine à vapeur n’a pas donné un coup de plus par minute.

Afin de ne pas troubler le service divin qu’on célèbre à terre, le général, qui a déjà rempli à bord ses devoirs religieux, attend pour descendre que l’heure des offices soit passée. Alors seulement il débarque. Quelques vieux vétérans de la guerre du Mexique, quelques compagnies de gardes nationaux vont le recevoir sans éclat. Le canon seul a signalé son arrivée et une musique militaire célèbre sa venue. C’est à peine si un simulacre de revue a lieu. Le général ému reconnaît ses compagnons d’armes parmi quelques invalides. Au milieu des hussards noirs, des chevau-légers, des fusiliers californiens, il trouve une jeunesse ardente, toute prête à marcher sous ses ordres au premier signal, si la patrie est en danger. Ces soldats à favoris et à faux cols savent manier le mousquet, et cela suffit. À côté d’eux sont rangés les gardes françaises, commandés par d’anciens troupiers de nos guerres d’Afrique. Tout le monde s’est porté au-devant de Scott, et personne n’a voulu manquer à l’appel.

La revue terminée, le général monte en voiture. Le modeste véhicule, peut-être loué sur place, est traîné par deux chevaux dépareillés, et le cocher est plus que simplement vêtu. À côté de l’illustre envoyé, que son âge seul signale à l’attention publique, et qui ne porte aucune décoration, aucun uniforme chamarré d’or et de broderies, s’assied l’un des premiers fonctionnaires du pays, d’une tenue non moins bourgeoise. C’est dans ce démocratique équipage que l’on se met à parcourir la ville. Dans la rue principale, la belle rue de Montgomery, le général passe au-dessous d’un arc de triomphe d’un style des plus primitifs : on l’a jeté, la veille même, de la fenêtre d’une maison à l’autre maison vis-à-vis. Autour de cet arc sont entrelacées quelques guirlandes avec le titre des victoires remportées par le vénérable guerrier. Les noms mexicains et indiens qu’on lit autour du cintre indiquent suffisamment quels ont été les ennemis battus. L’arc de triomphe et les coups de canon, voilà tout le luxe officiel déployé ; encore est-il possible que l’élan spontané des citoyens, que l’on respecte toujours en Amérique, ait seul fait, dans les deux cas, tous les frais de la réception.

Le cortége continuant sa marche, quelques gardes nationaux viennent s’y joindre à cheval ou à pied. Dans le nombre je reconnais des Français justifiant, sous le ciel californien, l’amour de notre nation pour l’éclat des fêtes publiques. En tête marchent les sapeurs, dont plusieurs ont oublié leur barbe, et avec eux la musique, qui fait entendre ses réjouissantes fanfares. Appelés par le bruit, plusieurs citoyens de bonne volonté viennent grossir le cortége, sans façon et sans qu’on les en empêche. Je les vois encore : il y en a en paletot ou en blouse, en veste ou en habit. Ils marchent avec dignité et presque avec orgueil, et leur figure rayonne de joie. Enfin, comme pour couronner cette fête de famille, aucun policeman ne paraît.

Au milieu des hourras frénétiques, répétés à chaque instant trois fois, suivant l’habitude américaine, on arrive à l’hôtel où le général a fait retenir ses appartements. Dans le parcours, le vieux soldat salue galamment le public, surtout les dames aux fenêtres, et montre à la foule sa tête blanche et son visage serein.

Quelques jours après, Scott partait pour San Juan par le vapeur postal. Apportant un grand esprit de calme et de conciliation dans une affaire déjà singulièrement envenimée, il n’eut qu’à paraitre pour pacifier le différend, et fixer les conditions d’un accord avec le représentant anglais. Par le retour du vapeur il rentra à San Francisco.

L’infatigable vieillard avait fait en mer près de trois mille lieues pour remplir sa mission. Il en fit presque autant pour s’en retourner à Washington plus modestement qu’il n’était venu, et tout fut dit.

Un peuple chez lequel existe une pareille simplicité de mœurs est un peuple sérieux, et ne doit-on pas l’admirer malgré les défauts qu’on lui reproche ?

…Jusqu’ici j’ai promené le lecteur de San Francisco dans les comtés du sud et du nord de la Californie ; il me reste à décrire les villes du littoral. Je le ferai d’une manière rapide, fidèle à ce conseil du poëte que « loin d’épuiser une matière, il n’en faut cueillir que la fleur. » Si donc on veut bien m’accompagner dans cette dernière