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Lorsque l’on débarque, l’attention se porte tout d’abord sur la statue de la Bourdonnais, qu’on a élevée devant l’hôtel du Gouvernement, dont le style est moitié asiatique, moitié européen. Personne n’ignore que tout était à créer à l’île de France quand la Bourdonnais y arriva. Les quartiers ne communiquaient que difficilement entre eux ; la garnison occupait un camp de chaumières ; l’île ouverte de tous côtés et sans fortifications ne pouvait se défendre contre une invasion. En 1738, la Bourdonnais fit construire un bâtiment de cinq cents tonneaux, le premier qu’on ait lancé au Port-Louis. Il perça des routes dans toutes les directions, bâtit des casernes magnifiques, des magasins, des hôpitaux, des arsenaux ; entoura le port de quais, creusa des canaux et des aqueducs, et éleva la batterie de l’île aux Tonneliers, située à l’entrée du port et dont les ruines attestent encore aujourd’hui la solidité.

Poursuivi par d’injustes soupçons, il partit en 1747 pour aller se justifier, et, après mille péripéties, fut fait prisonnier de guerre par les Anglais et conduit à Londres, où l’on eut toute sorte d’égards pour lui. De retour en France, accusé d’avoir vendu les intérêts de son pays et lâchement trahi la confiance de son souverain, il devint, comme Lally, victime d’une faction furieuse, fut arrêté et jeté à la Bastille. Son secrétaire fut forcé, ses papiers enlevés, et on lui refusa tous les moyens de se justifier. Sa patience et son habileté triomphèrent de ces difficultés, et il réussit à faire parvenir sous les yeux de ses juges un mémoire justificatif. Les magistrats, éclairés par l’évidence de la démonstration, lui permirent de communiquer avec le conseil, après être resté vingt-six mois au secret. Néanmoins on ne lui rendit pas la liberté, et il passa trois ans en prison avant qu’un arrêt solennel le déclarât innocent, et le vengeât de toutes les calomnies. Les assemblées coloniales de Maurice et de Bourbon, pour reconnaître ses services, accordèrent à sa fille, Mme la marquise de Montlezun-Pardiac, une pension annuelle de trois mille livres.

Le Port-Louis est aussi étendu que les villes de Rouen et de Bordeaux, mais il est moins peuplé. Les rues sont larges et bien alignées : les plus belles, la rue du Rempart, la rue Royale, la rue du Gouvernement, et la rue Desforges ou de Paris, terminée par l’hôtel d’Europe, ne dépareraient pas une ville de France du second ordre. La plupart sont bordées de bois noir, arbre du genre des mimosas, ainsi que de badamiers et de dattiers, dont les branches pendent souvent sur les murs et sont de l’effet le plus pittoresque et le plus gracieux.

Le bois noir est un des végétaux où la nature développe le plus sa puissance, et qu’elle semble avoir pourvu des moyens les plus nombreux de se reproduire. Il a été porté du Malabar et de l’Arabie dans nos colonies, et perd ses feuilles à certaines époques de l’année. La multitude des gousses desséchées dont il est alors couvert produisent, quand le vent les agite, un crépitement particulier. Ses fleurs répandent un parfum délicieux, et il suffit de s’approcher d’un de ces arbres pour être entouré comme d’une atmosphère odorante. Le badamier est un grand arbre dont les feuilles, d’un très-beau vert, larges et ovales, poussent aux extrémités des rameaux. Son nom, dit un voyageur, vient sans doute du mot damier, parce que la disposition des branches, rangées horizontalement par étage autour du tronc, et allant en décroissant de longueur jusqu’à la cime, donne un peu à cet arbre l’aspect d’une pièce de jeu d’échecs.

Les maisons n’ont pour la plupart qu’un étage, beaucoup même n’ont qu’un rez-de-chaussée ; elles sont couvertes d’un bardeau qui a l’apparence de la tuile, et quelques-unes, au lieu de toit, ont une terrasse ou une argamasse[1].

Un corps de bâtiment avec sa varangue, des pavillons placés à droite et à gauche d’un petit jardin qu’une claire-voie sépare de la rue, telle est à peu près la forme générale des habitations. Il y a beaucoup de maisons en bois du pays, mais les constructions en pierres deviennent plus nombreuses, à cause de la rareté du bois et des craintes d’incendie. Les croisées ne sont pas entièrement vitrées ; la moitié seulement en est garnie de carreaux pour donner passage à la lumière ; le reste est fermé par des jalousies mobiles, qui laissent passer l’air extérieur du côté opposé à l’action du soleil. Le plancher du rez-de-chaussée ne touche point le sol ; l’espace creux qui l’en sépare le préserve de l’humidité, et contribue à maintenir cette partie des appartements toujours sèche et salubre. Certaines maisons ont des cours et des jardins magnifiques. La cuisine et les cases des domestiques sont généralement isolées du corps de logis.

Les rues voisines du port ont plus d’activité et de mouvement que les autres ; aussi y remarque-t-on toutes les nuances de couleur, toutes les différences de costumes, du Chinois à l’Indien, de l’Indien à l’Arabe, et de ce dernier au Malgache.

Le Chinois, qu’on a voulu employer comme travailleur, est essentiellement commerçant. Il tient de petites boutiques, loue des voitures, fait toutes les industries, et a surtout presque monopolisé l’épicerie, à tel point que, dans le pays, au lieu de dire un épicier, on dit un Chinois. Armé de son parasol et muni de sa grande bourse en cuir, on le voit se presser dans les maisons de commerce chaque fois qu’il y a une vente ou une arrivée de marchandises, ou bien, plus modeste, il porte de grandes boîtes carrées soutenues par un bâton, à peu près comme les porteurs d’eau de Paris portent leurs seaux, et va vendre ses marchandises dans le Camp malabar ou le Camp créole.

Quelquefois on rencontre un homme au profil caucasien, la tête couverte d’un bonnet de forme bizarre : c’est un des commerçants parsis, originaires du Farsistan, qui tiennent à Maurice quelque bureau pour les grandes maisons de commerce de leur nation dont les opérations s’étendent jusque dans l’Inde et en Arabie.

Plus loin s’avance un autre homme à la chevelure

  1. Toiture en fer-blanc.