Page:Le Tour du monde - 07.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douceur et de l’onction de ses paroles, — au dire de ses biographes, notre Inca parlait d’or comme Jean Chrysostome, — ils l’écoutèrent avec docilité. Manco les entretint d’une foule de choses, que nous regrettons vivement de ne pouvoir intercaler dans notre texte pour lui donner plus de couleur locale. Après leur avoir fait comprendre que le culte du Soleil était préférable à celui des troncs d’arbres, des couleuvres et des crapauds qu’adoraient ces Indiens, il leur apprit à se bâtir des huttes, car la plupart étaient troglodytes et, comme les chinchillas de leur pays, vivaient dans des terriers. Lorsqu’il les jugea convenablement dégrossis et suffisamment pénétrés des avantages de la civilisation sur la barbarie, il les réunit dans une quarantaine de villages échelonnés sur la ligne divisoire de Gollasuyu et fit d’eux ses sujets et ses tributaires.

Manco-Capac, que les historiens espagnols ont gratifié de deux visages comme Janus, l’un bonasse, l’autre rusé, ne s’en tint pas là à l’égard de ces indigènes. Pour leur donner une marque de son estime et témoigner en même temps vis-à-vis des races futures qu’ils étaient les premiers idolâtres de la Sierra, dont les yeux de l’esprit se fussent ouverts à la lumière du Soleil, il leur conféra, au moyen de quitus équivalant à nos lettres patentes, des titres de noblesse, des honneurs et des dignités transmissibles à leurs descendants. Les uns eurent la faculté de couper carrément leurs cheveux sur le front pour se distinguer du vulgaire, les autres de les laisser flotter au gré du vent ; ceux-ci d’allonger le lobe de leurs oreilles d’un demi-pied, ceux-là de les percer et d’y suspendre, soit un morceau de jonc, une rondelle en bois ou un bout de roseau, soit une houppe ou un poupon de laine multicolore. Faveur appréciée autant qu’appréciable, ajoutent entre parenthèses les historiens de la Conquête, et dont ces naturels se montrèrent toujours reconnaissants.

Les conquérants espagnols affectèrent de retirer brutalement à ces Indiens les houppes, les pompons et autres affiquets qui témoignaient chez eux d’une noblesse de cinq siècles. Leurs railleries à l’égard des grands dignitaires quechuas, dont les oreilles pendaient jusqu’à l’épaule, empêchèrent la descendance de ceux-ci de se les allonger. Sous le futile prétexte qu’on ne pouvait les approcher sans s’exposer à des démangeaisons désagréables, Pizarre et ses lieutenants firent couper aux curacas, gouverneurs de villages, la chevelure luxuriante et vierge du peigne qui servait à les distinguer de leurs administrés. Avec l’abolition des priviléges capillaires se perdirent les vieilles modes et les vieilles coutumes. Le régime de la force brutale régna sans contrôle. Au collier rembourré que portait l’Indien du temps des Incas, l’Espagne substitua un lourd carcan de fer hérissé de pointes. Les populations, décimées par le sabre, épuisées par les exactions et les travaux des mines, s’éteignirent ou émigrèrent, abandonnant le chaume, les toisons de lama et les trois pierres calcinées qui représentaient pour elles la demeure, la couche et le foyer domestiques. Aujourd’hui quel archéologue, si patient et si minutieux qu’on le suppose, pourrait, même en s’aidant de ses lunettes et des textes de Garcilaso, Valera, Acosta, Cieça de Léon, Zarate, Torquemada et autres chroniqueurs, retrouver sur le chemin impérial de Collasuyu, dans un périmètre de trois lieues, la trace des quarante villages qu’on y comptait au milieu du seizième siècle !

La province de Quispicanchi, qui n’a gardé de sa splendeur passée que les ruines d’un aqueduc, est divisée à cette heure en quatre districts, lesquels renferment trois bourgades et une vingtaine de villages. Ces villages se ressemblent tous. Leur température seule diffère, selon qu’ils sont placés dans une gorge (quebrada) comme ceux de Huaro, d’Andahuaylillas, d’Oropesa, situés dans la puna comme ceux de Mosoc-Llacta et de Pomacanchi, ou édifiés au pied des Andes neigeuses comme ceux d’Ocongate et de Sangarara.

Village d’Acopia.

Le village d’Acopia, que nous venions d’atteindre, doit à sa situation exceptionnelle au bas d’un plateau et à l’entrée d’une quebrada, un climat exceptionnel aussi. Nous nous ferons comprendre en ajoutant que le vent y fait rage, qu’il tonne et pleut assez souvent, qu’il grêle et qu’il neige parfois, mais que l’eau n’y passe jamais de l’état liquide à l’état solide.