Page:Le Tour du monde - 07.djvu/383

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ce qu’elle approchait, s’élevait à près de deux cents pieds. On eût dit, à les voir s’inclinant, se redressant et se croisant dans l’espace au milieu d’une atmosphère de poussière, des monstres antédiluviens sortant de leur couche géologique et rentrant dans l’activité fébrile de l’existence. Mais bientôt les forces atmosphériques qui les avaient soulevées venant à s’épuiser, nous vîmes ces trombes s’affaisser l’une après l’autre et reformer sur la face du désert un nombre de dunes mouvantes identiquement pareil à celui d’où elles étaient sorties.

Pendant que je me dirigeais ainsi vers Semipalatinsk, il se passait du côté de l’Altaï un événement qui, pour peu qu’il eût été exploité par la délation et la malveillance, pouvait mettre un terme à mes explorations et me procurer pour le reste de mes jours le pain et le couvert dans les mines de la Sibérie orientale, aux frais de Sa Majesté Impériale. Par une belle nuit de septembre, la tranquille cité de Barnaoul fut arrachée en sursaut à son profond sommeil par le galop et les cris d’alarme d’une troupe de Cosaques des frontières, annonçant l’invasion du sol sibérien par un corps de nomades, qui, mettant tout à feu et à sang, se dirigeaient sur Barnaoul. Or, cette ville, grand dépôt des mines de l’Altaï, outre d’immenses valeurs de toute provenance, ne renfermait pas en ce moment, dans les caves de ses fonderies, moins de 68 millions de francs en lingots d’or et d’argent ! Quelle belle proie ! même pour d’autres héros que ceux de la steppe. Bientôt la peur grossissant le péril, comme toujours, et les commérages des soldats, des bourgeois et des plumitifs de l’administration multipliant l’ennemi, en raison même de ce que nul ne l’avait vu, le nombre des envahisseurs, d’abord fixé à trois mille sauvages, ne tarda pas à s’élever à huit mille hommes armés de carabines rayées, disciplinés et conduits par l’Anglais Atkinson !!!…

Chute du Tchimboulac (torrent de l’Alatau). — Dessin de Lancelot d’après Atkinson.

Et les estafettes de galoper, et les ordres de se croiser entre Barnaoul, Omsk et Tobolsk, et le télégraphe de porter la terrible nouvelle jusqu’à Saint-Pétersbourg, et les troupes et le canon d’accourir aux débouchés de l’Altaï… Enfin le prince G… lui-même, gouverneur général de la Sibérie orientale, ne dédaigna pas de venir s’installer à Semipalatinsk pour surveiller de plus près et le théâtre de l’événement et les frontières des Kirghis. Il ne tarda pas à reconnaître la véritable cause de cette alarme incroyable et impossible en tout autre pays. Elle était due à la fuite d’une quarantaine de Circassiens, prisonniers de guerre, condamnés au lavage des sables aurifères d’une petite rivière de l’Altaï.

S’étant procuré auprès des marchands tatars du voisinage, au prix de longues négociations et d’or patiemment dîmé, grain à grain, sur leur travail de chaque jour, un fusil et des munitions pour chacun d’eux, ces malheureux étaient parvenus à surprendre nuitamment,