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ou de célébrité. Ce matin, il a rapporté, de ses premières courses dans la ville, deux jouets bien insignifiants, un très-petit baquet à cercle de cuivre, un étui où se déroule un dessin bizarre en laiton, et tandis qu’il les tournait entre ses mains et les regardait en rêvant, un demi-sourire éclaira un instant son visage. Ce soir, il a reçu une lettre, et des larmes sont venues à ses paupières.




19 septembre.


Au moment où, avant de sortir, je trace le plan de ma journée, un domestique entre et introduit un vieux petit bonhomme très-proprement vêtu qui, dit-il, veut me parler.

Je regarde de loin l’inconnu avec méfiance :

« Est-ce un guide ?

— Monsieur, c’est un tailleur.

— Je n’ai pas besoin de tailleur. »

Le domestique hausse les épaules d’un air d’incertitude, et fait signe à l’homme d’avancer pour s’expliquer lui-même.

Ce petit vieillard, tout chétif, tient à la main un-vaste chapeau noir, où il me semble que deux ou trois têtes comme la sienne s’enfouiraient dans l’invisible. Sa redingote brune descend jusqu’à ses talons ; elle est ouverte et laisse voir du linge blanc, un gilet de velours violet presque neuf, une chaînette d’argent. Son visage est si ridé, qu’il m’est impossible de me faire aucune idée de ce que furent ou de ce que doivent être son nez et sa bouche : je n’aperçois guère que des sillons de toutes formes. Il parle français ou à peu près.

« Job Steyer, monsieur, je suis Job Steyer. Je viens avec respect chercher monsieur (il prononce monsieueur) pour lui faire voir le globe Behaim. »

Je le regarde fort étonné.

« Ce globe, dis-je, appartient à la ville. J’irai le voir à la bibliothèque, un autre jour, lorsque je me trouverai de ce côté.

— Monsieur fait erreur. Le globe a été rendu depuis longtemps à la famille Behaim qui, dans la saison d’été, est toujours absente, et si monsieur n’est pas particulièrement connu de l’homme d’affaires du major Behaim, monsieur, je crois, ne réussira pas à se faire montrer la chose de Nuremberg qu’il a le plus le désir de voir. »

(Comment ce tailleur sait-il si bien ce que je désire ?)

« L’homme d’affaires part ce soir pour la Bohême, » ajoute-t-il en voyant mon indécision.

Refuserai-je ? Cet homme, après tout, a deviné ma pensée et me rappelle un devoir. Je suis, de plus, très-convaincu que j’aurais grand tort de compter sur les indications des gens de l’hôtel. M. Galimberti n’est pas sans complaisance, mais il n’aime pas à parler, et ses jeunes serviteurs, venus récemment des bords du Rhin et de la Suisse, ne savent encore rien de Nuremberg. Ne pensant donc plus qu’au globe, je prends mon chapeau et je suis le petit homme qui passe fièrement au milieu des gens de l’hôtel, dans le corridor du rez-déchaussée. Il est le triomphateur, et je suis sa conquête.

Nous traversons une petite place ou l’on a élevé à Albert Durer une belle statue en bronze d’après un modèle du célèbre sculpteur de Berlin, Rauch, mort depuis peu d’années.

Dans la rue Thérèse (Theresien Strasse), le petit tailleur pousse une grande porte, et je vois une cour à moitié remplie de grandes tonnes et décorée de balcons en bois et d’un escalier sculptés d’un goût agréable.

« C’est ici, me dit-il avec un salut, une manufacture de tabac. »

Sur la place Saint-Gilles (Egidien platz), dans une belle maison qui appartient à M. Fuchs, j’entrevois un étroit escalier à jour en spirale d’un charmant effet et dont le plafond est sculpté d’une manière exquise.

À côté de l’église Saint-Gilles, devant le gymnase royal, fondé en 1526, s’élève, depuis 1826 seulement, une statue de Mélanchthon, parle sculpteur Burgschmidt.

Je contemple la figure de ce doux réformateur, qui, le jour ou un de nos savants lui rendit visite, tenait d’une main sa Bible et de l’autre berçait son plus jeune enfant. Pendant ce temps, le petit homme s’éloigne, et quelques instants après revient précédé d’un monsieur très-grave qui porte un trousseau de clefs et m’invite à le suivre.

Nous entrons dans une jolie maison qui fait face à l’église Saint-Gilles. L’intérieur indique l’aisance, même la fortune. La pièce du rez-de-chaussée, pavée seulement, mais bien close et d’une propreté remarquable, paraît servir d’antichambre et de bûcher. L’escalier en bois est élégant quoique un peu massif. Nous montons à une petite chambre du second étage qui contient les archives de la famille. Le globe est au milieu, dans un cercle supporté par une sorte de trépied en fer.

Ce n’est qu’une vieille petite boule de bois couverte d’un morceau de vélin noirci par le temps et taché çà et là de quelques couleurs ternies. Mais qui peut la voir avec indifférence ? À peine Behaim achevait-il, à Nuremberg, d’y tracer savamment le contour de toutes les terres jusqu’alors connues, quand trois caravelles, sortant de Palos sous un vent propice, avec Colomb pour guide, commençaient la découverte d’une autre moitié de notre monde ! Le globe de Behaim est comme la borne milliaire qui marque la limite extrême des connaissances géographiques antérieures à Colomb. Un pas au delà, le rideau se lève, un éclair du génie dissipe les ténèbres, et le vieil Occident étonné voit se doubler comme par miracle la profondeur du théâtre humain !

Je considère avec respect ce précieux monument de la cosmographie du quinzième siècle : mon regard s’arrête longtemps sur l’île d’Antilia[1], marquée par Behaim

  1. Cette île avait déjà été indiquée sur quelques cartes, mais non point dans la même situation. On remarque aussi sur ce globe une chaîne d’îles que Behaim a dessinée entre le quarante cinquième degré nord et le quarantième degré sud, vers l’extrémité de l’Asie. On est surpris de ne pas y voir la désignation du détroit de Magellan. En effet, Herrera raconte, dans ses Décades, que Magellan avait confié à l’évêque de Burgos la certitude où il était de découvrir ce détroit « pour avoir vu une carte dressée par un certain Martin de Behemia, (Behaim) Portugais, à l’île Fayal, cosmographe de grand renom, qui lui avait donné de grandes lumières à ce sujet. »