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traiter de questions politiques toujours embarrassantes pour la dissimulation chinoise, le mandarin se livrait à toute sa gaieté naturelle, et nous accablait de questions sur l’Europe dont les coutumes excitaient au plus haut point son étonnement. J’entendais par la fenêtre de la salle à manger restée ouverte un sourd murmure dans la cour intérieure, et de temps en temps une tête curieuse apparaissait dans la pénombre, nous fixant avec de grands yeux étonnés. Toute la partie féminine de la maison, les épouses de Hen-Ki et de ses fils, leurs sœurs, leurs filles, et les nombreuses servantes avaient été mises en émoi par la présence des deux étrangers ; ces pauvres recluses n’avaient peut-être pas eu l’occasion de rencontrer des Européens dans les rues de Pékin, et elles voulaient s’assurer si nous avions vraiment le nez au milieu de la figure, et si nous mangions par la bouche.

« Enfin, sur l’ordre de notre hôte, on enleva les bols et les soucoupes qui couvraient la table, et on apporta un grand plat rond divisé en quatre compartiments qui contenait quatre différentes sortes de potages. Nous avions commencé par le dessert, il était juste que nous finissions par la soupe ! Ce dernier service, le service d’honneur, était composé de mets gélatineux, qui ont la réputation d’être de puissants stimulants, et que les Chinois payent des prix excessifs : il y avait une gelée de nids d’hirondelles à l’essence de citron, des ailerons de requin bouillis et fondus dans une sauce gluante, des foies et des rates de poissons à la sauce aux huîtres, et enfin une soupe de ging-seng à la purée de volaille.

« Je goûtai de tous ces mets qui constituent le nec plus ultra de la cuisine chinoise, et je dois déclarer, qu’à l’exception du dernier qui est réellement d’un goût exquis, les trois autres me parurent insignifiants et même désagréables. Les nids d’hirondelles sont aussi fades que du blanc-manger, les ailerons de requin rappellent de mauvais pieds de veau à la gelée ; quant à la soupe au poisson, on dirait du caviar pourri. Pour comble d’hospitalité, on avait essayé de nous faire du café (quel café !), qu’on apporta sur la table en même temps qu’une cave à liqueurs dernièrement achetée à Shang-Haï, et dont notre hôte paraissait aussi fier que de sa montre.

« Cependant les confidences de Hen-Ki devenaient de plus en plus intimes, sa langue s’épaississait et ses yeux se fermaient sous l’influence de libations répétées. Nous nous retirâmes après l’avoir remercié de sa cordiale réception, et en le priant de ne pas se déranger pour nous reconduire, mais il était ferré sur l’étiquette, et il nous suivit jusqu’à nos chaises à porteur[1].

« Pendant tout ce dîner qui avait duré plusieurs heures, aucun de ses trois fils, dont deux étaient déjà mandarins à bouton blanc, n’avait osé, quelle qu’en fût son envie, et par respect pour leur père, se présenter dans la salle à manger pour nous offrir leurs compliments. »


ÉDUCATION.

Écriture chinoise. — Son importance et ses difficultés. — Instruction générale. — La presse chinoise. — La littérature. — Le théâtre. — Représentation théâtrale chez le mandarin Tchoung-louen. — Les marionnettes et les ombres chinoises.

Le livre des rites veut que l’éducation d’un enfant riche commence à l’instant même de sa naissance, et ne tolère les nourrices qu’en imposant aux mères de grandes précautions pour les choisir. On sèvre un enfant aussitôt qu’il peut porter la main à sa bouche. À six ans on lui enseigne les éléments de l’arithmétique et de la géographie ; à sept ans on le sépare de sa mère et de ses sœurs, et l’on ne permet plus qu’il mange avec elles ; à huit ans on le forme aux règles de la politesse ; l’année suivante on lui apprend le calendrier astrologique ; on l’envoie à dix ans aux écoles publiques où le maître lui enseigne à lire, à écrire et à compter ; depuis treize ans jusqu’à quinze, il reçoit des leçons de musique, en chantant des versets moraux qui remplacent nos cantiques ; à quinze ans viennent les exercices du corps, l’usage des armes et l’équitation ; enfin à vingt ans, s’il en est jugé digne, il reçoit le bonnet viril et change ses habits de coton pour des vêtements de soie et les fourrures : c’est aussi l’âge du mariage.

Les maîtres d’école chinois sont des lettrés déclassés qui n’ont pu parvenir aux grades des fonctions civiles. Ils font chanter à leurs écoliers leurs leçons à haute voix et paraissent avoir compris depuis longtemps l’importance de l’enseignement mutuel. C’est avec leurs queues et des martinets qu’ils châtient les récalcitrants, en leur frappant de grands coups sur les mains ou sur le dos. Les peines morales sont également appliquées ; un écriteau attaché sur le dos dénonce l’écolier paresseux au mépris public. Les enfants les plus pauvres sont reçus gratis dans les écoles.

L’importance que les Chinois attachent à l’écriture, à la lecture, à la grammaire, à la connaissance approfondie de la langue, tient à la difficulté même de cette langue.

L’écriture ancienne des Chinois était idéographique, c’est-à-dire qu’elle représentait les objets par des caractères dessinés comme les hiéroglyphes égyptiens, au lieu d’être phonétique, c’est-à-dire composée de signes correspondants aux sons de la langue parlée. Les caractères primitifs au nombre de deux cent quatorze étaient des figures grossières qui représentaient imparfaitement des objets matériels. L’écriture idéographique, dont l’emploi par des peuples à demi sauvages s’explique aisément, doit être d’un usage fort difficile quand elle s’applique à des civilisés ayant à exprimer des idées abstraites. Les Chinois ont su modifier ingénieusement leurs caractères, de manière à les rendre susceptibles de satisfaire aux besoins de leur civilisation croissante : la colère était désignée par un cœur surmonté d’un lien signe d’esclavage, l’amitié par deux perles exactement

  1. Quand vous arrivez chez un Chinois, il est de règle qu’il vous attende à l’entrée de sa maison, et qu’il vous prie deux fois de passer devant lui à toutes les portes des nombreuses pièces que vous franchissez ; quand vous voulez sortir, la bienséance exige que vous lui rendiez la pareille en le suppliant également à chaque porte de se dispenser de vous reconduire.