Page:Le Tour du monde - 11.djvu/64

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jamais son dernier mot. Des instructions ? Oui, générales : se méfier de tout et de tout le monde. Des renseignements ? Ah ! oui ; les fameux signalements. On ne les fait pas mieux ici qu’ailleurs. Aux yeux d’un imbécile, ils ressemblent à tout le monde ; aux yeux d’un homme d’esprit, ils ne ressemblent à personne. Ajoutez l’ignorance, qui sème et accroît les soupçons. Quant au bonhomme qui vous a semblé si terrible, il est victime de son état, il l’a pris faute de mieux et l’exerce sans l’aimer : il est écrasé par la crainte des supérieurs immédiats qui tiennent son pain et ont des supérieurs aussi, et la crainte de faire des bévues dangereuses pour autrui innocent, ce qui prouve sa conscience droite après trente ans de service. De là tout ce que vous avez trouvé d’incohérent et d’agressif dans sa rencontre avec vous. Trente ans de ce pénible métier ! jugez de l’état de ses nerfs et de son cerveau. Croyez-le bien, en Autriche, les petits ne sont pas plus mauvais qu’ailleurs, ils sont plus près qu’on ne pense de… Je veux dire qu’en Autriche ce ne sont pas les petits qui sont Autrichiens. Si vous restiez à Semlin je vous conduirais à ce pauvre vieux que je plains et que je défends ; vous verriez que, sorti de l’antre ténébreux ou vous l’avez vu sous un faux jour et jugé avec prévention, c’est un bon petit père.

— Savez-vous que je vais rêver à une intrigue effrayante, un sbire par dévouement, un bravo vertueux comme celui de Cooper. Dites-moi le nom de ce nouveau Jacopo.

Pêcheurs de la Theiss. — Dessin de Lancelot.

— Quoique l’Autriche tienne encore Venise et qu’on puisse dire que son gouvernement succède au Conseil des Dix et en pratique les traditions, n’allez pas si loin. Mon Jacopo, qui s’appelle Gohtlieb de son petit nom (l’autre est trop long et trop difficile à retenir), n’a jamais tué personne, croyez-le ; il n’a plus de père depuis longtemps et son unique souci, en dehors de ses fonctions, est de cultiver un petit jardin où il élève de superbes citrouilles. Il ne manque pas d’esprit et, sans s’en croire plus qu’il n’en a, il pense qu’il faudrait beaucoup d’intelligence pour remplir ses fonctions. Dans ses moments de bonne humeur, quand ses élèves commencent à mûrir, il les montre quelquefois en riant et dit, en adoucissant sa voix de crecelle :

« Je sais leur signalement à toutes et leur connais même des signes particuliers. »

Peut-on railler plus finement le formulaire administratif qui régit la rédaction des passe-ports ?…

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)


Erratum. — Page 3, colonne 1, ligne 51, au lieu de : soixante-dix mètres, lisez : soixante-dix centimètres.