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avec quelques ruines attenantes d’un certain caractère, et un village, le tout sous le vocable d’Abbo.

Le lieu avait été choisi avec une singulière entente de ce pittoresque qui se rencontre du reste à chaque pas en Abyssinie. Je pus surtout le constater en sortant du parc par le deggy salam (la porte d’honneur) restée debout, au flanc sud de l’enceinte. Cette porte, comme on le voit par le dessin (p. 262) n’avait rien qui la distinguât des portes d’entrée de nos fermes françaises, mais elle encadrait un paysage d’une douceur lumineuse et d’une splendeur grave que je ne puis oublier. Au premier plan, les gazons verts, les fleurs, les arbres majestueux, les molles ondulations d’un parc anglais : sur la gauche, une forêt douce et sombre, et pour horizon de basses collines boisées s’effaçant dans un lointain adouci. Le contraste ne manquait pas pour sauver l’originalité de l’ensemble, car la petite plate-forme envahie par la forêt, et sur laquelle je me trouvais, se terminait à douze pas du deggy salam, par un effroyable escarpement plongeant à pic sur un abîme. Le doux ruisseau dont j’ai parlé venait, à ma droite, aboutir à cet escarpement, d’où il se précipitait dans la vallée et fuyait parmi la forêt vierge. Les négus qui avaient bâti Arengo, avaient-ils à dessein adossé leur palais à ce précipice si facile à convertir en roche Tarpéienne au détriment des rebelles et des conspirateurs ? j’en doute : la politique des rois des rois a été généralement assez bénigne. Je croirais plutôt qu’en choisissant ce lieu ils n’ont pas été insensibles à la vue charmante que le regard embrasse du haut de la falaise : toute la vallée de Grebbi se déroule vers le sud et le sud-ouest avec ses forêts, ses villages, ses cultures, pendant qu’à droite l’horizon est brusquement et sévèrement clos par les montagnes où s’élève l’église d’Arengo-St-Michel.


Ferme à Tagour. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Arengo est en ruine, et là ou trônaient les héritiers de la reine de Saba, le voyageur ne voit plus que des troupes de singes bruyants et pillards qui affectionnent particulièrement les futaies d’Abbo. Théodore II, qui méprise souverainement ses prédécesseurs des derniers siècles et qui dans ses boutades politiques, les appelle des azmari (histrions), dirait que les hôtes actuels d’Arengo valent à peu près les anciens.

Le palais d’Arengo était dans toute sa splendeur au temps de Poncet, il y a cent soixante ans. Le voyageur qui le nomme Aringou, nous apprend (mais seulement par ouï-dire), qu’il ne le cédait pas en importance à celui de Gondar. D’après ce que j’ai vu des ruines, je suis persuadé que Poncet exagère. Il aura pris au pied de la lettre les hâbleries des Abyssins, qui en remontreraient aux Yankees eux-mêmes en fait de patriotisme de ce genre. Un diplomate abyssin, très-fin, qu’on a vu à Paris en 1860, et qui a été assez remarqué en tout lieu, répondait à son retour, à ses compatriotes qui l’interrogeaient sur les splendeurs de Paris, cette merveille du monde franc : « Paris, c’est à peu près comme Gondar, peut-être un peu plus grand. »

Pour descendre d’Arengo dans la vallée de la Goumara, je dus suivre d’abominables ravins qui aboutissaient à une roche noire et isolée, appelée Kanzila (p. 263), sorte d’excroissance monstrueuse qui m’a souvent servi de point de repère dans mes relevés topographiques.

Je reçus l’hospitalité au village de Choumaghina. J’éprouvai là une rude déception, et pour la raconter, quelques détails sont nécessaires.

Le pays que j’allais avoir à traverser, riche et populeux, se divisait en quatre districts, Oanzaghié, Fogara, Dera, Koarata. Dans un de ces districts, j’ignore lequel, des rebelles du Godjam avaient réussi à se cacher en trompant l’active surveillance exercée au passage de l’Abaï. Pour ce délit, auquel la presque universalité des paysans de la province étaient étrangers, Théodore