Page:Le Tour du monde - 12.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’importance. Un objet européen quelconque le fera bien venir de Sa Majesté nègre, quelques pipes de tabac lui assureront sa conquête, pour de l’eau-de-vie, il vendrait sa famille.

Mais si le maître du logis, ou en son absence, sa « grande femme (la première en date), » fait tant de frais d’amabilité, cette émotion ne gagne pas les autres gens de la maison. Groupés au milieu de la case, autour du foyer de famille, ils ne se dérangent pas. Ce foyer est en permanence. Trois ou quatre tisons enfument constamment la case, la débarrassent des moustiques, dessèchent quelque peau de bête suspendue dans un coin, boucanent quelque débris de viande ou de poisson, et servent enfin à cuire les aliments. Qu’il fasse froid, qu’il fasse chaud, le foyer est le centre d’attraction de la famille. À côté de lui, deux ou trois femmes, la pipe aux dents, épluchent des bananes, nettoient des ignames, préparent le manioc ou ratissent avec leurs couteaux de longues feuilles d’ananas, pour en extraire les fils ; d’autres frottent avec du jus de citron, leurs anneaux et leurs bracelets de cuivre ; une autre enfin peigne, coiffe et pommade quelque négresse étendue tout de son long par terre, la tête appuyée sur les genoux de sa coiffeuse. Au milieu de toutes ces femmes, quelques négrillons se culbutent dans les cendres du foyer. Tel est le tableau de la vie intérieure.

Ces gens-là ne s’émeuvent pas des allants et venants. La coiffeuse surtout est inébranlable. C’est que ce n’est pas une petite affaire que d’édifier la coiffure d’une Gabonaise. Il faut y consacrer presque une journée de travail ; mais l’édifice une fois bâti, mastiqué, saupoudré sur ses arêtes avec une poudre rouge assez compliquée, qui contient entre autres ingrédients des feuilles de vanille, en voilà pour quinze jours au moins. Je passe les détails de cette partie de la toilette ; tous ne sont pas bons à dire. Sur les deux ou trois coiffures à la mode, la plus remarquable et la plus commune est l’édifice ample et sévère que le lecteur peut voir sur la tête de la grande femme du roi Denis. On construit ce bizarre appareil en divisant d’abord les cheveux en deux masses que l’on rapproche ensuite de chaque côté d’une lame posée de champ. C’est la coiffure des femmes mariées, et quelques-unes de ces dames lui donnent une hauteur et une forme qui la font ressembler complétement à un casque armé de son cimier. Les filles du roi Louis, dont nous donnons également les portraits, ont une tout autre coiffure ; c’est un double croissant, plus léger, presque tapageur, qui sied mieux à la jeune fille, et qui ressemble tout à fait à la mode actuellement adoptée en France. Dans notre galerie de femmes m’pongwés, on en voit quelques-unes qui portent des bandeaux à l’européenne, autant toutefois que leurs cheveux un peu rebelles ont bien voulu se prêter à cet arrangement. Ces dames, avant de confier leurs traits à la photographie, ont trouvé de bon ton de se coiffer comme les Françaises ; mais, assez arriérées en matière de mode, elles ont renoncé à leurs bourrelets juste au moment où nos compatriotes venaient de les inventer à leur tour, sans se douter qu’elles imitaient un modèle déjà bien vieux sous l’Équateur.

Toutes ces femmes, entassées dans une même case, sont les épouses du maître de la maison, et l’on peut voir, dans quelques-uns de nos dessins, des chefs entourés d’un véritable sérail. Cet usage de la polygamie, qui paraît répandu dans tout le continent noir, a d’ailleurs sa raison d’être. L’une de ses causes est la courte fécondité des femmes, qui tient elle-même à ce qu’elles se marient trop jeunes. Au Gabon, une jeune fille est parfois mariée à dix ans, mère à quatorze, et vieille femme à vingt ans. De plus, et c’est peut-être la meilleure excuse de la polygamie, il paraît exister sur tout le continent africain une disproportion considérable entre le nombre des femmes et celui des hommes. Il y a en effet, ici, cinq naissances du sexe féminin contre trois du sexe masculin, et ce n’est pas le seul point où ce fait se remarque.

Un mariage est une affaire de commerce, un marché souvent très-long à négocier ; mais le mari qui achète sa femme prend son temps et n’est pas pressé de conclure, car bien souvent la jeune fille qu’il demande en mariage n’est encore qu’une enfant et n’entrera dans le domicile conjugal que pour rester longtemps sous la tutelle de la « grande femme » de son mari. Si la négociation traîne en longueur et si le beau-père se montre trop difficile à fléchir, le prétendant se décide enfin à recourir aux féticheurs qui se livrent à des incantations infaillibles. Certains philtres font merveille en pareille occasion. Une plante nommée odêpou a une vertu particulière pour ouvrir à l’indulgence le cœur du beau-père. Cette plante précieuse est une jolie légumineuse à graines rouges dont la feuille a le goût sucré de la réglisse, ce qui lui donne, indépendamment de ses vertus conciliatrices, la propriété plus vulgaire d’adoucir la voix des chanteurs. Une clause singulière de ces marchés matrimoniaux, c’est que très-souvent le gendre est obligé de donner à son beau-père, en échange de la femme qu’il reçoit, une de ses propres sœurs que celui-ci épouse à son tour.

Les habitants d’un même village ne se marient pas entre eux à cause des liens de parenté très-rapprochés qui souvent les unissent. Ce rigorisme, en matière de mariages consanguins, est remarquable chez ces gens voisins de l’état sauvage. Souvent aussi, quand un Gabonais va chercher femme au loin, c’est par pure spéculation. Un beau-père est un précieux correspondant, et il est tel trafiquant un peu répandu qui ne manque pas de se marier dans tous les villages importants avec lesquels il ouvre des relations.

Le sort des femmes est peu enviable. Achetées par leur mari, qui tire vanité de leur grand nombre comme d’une preuve irrécusable de sa fortune, elles sont pour lui des esclaves ou peu s’en faut. Tant qu’elles sont jeunes il en fait un objet de luxe, souvent même d’un commerce dont il revendique scrupuleusement les honteux profits. Quand l’âge ou une maternité rarement désirée les a dépouillées de leurs charmes,