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III


« Parti de M’rouli, capitale de l’Ounyoro et résidence de Kamrasi, dit M. Baker, j’atteignis, après dix-huit jours de marche, le lac depuis si longtemps désiré. Le point ou j’arrivai au lac se nomme Vacovia ; ce point est par 1° 14’ de latitude nord, à l’ouest de M’rouli. En mémoire de notre regretté prince Albert, je donnai au lac (sauf l’agrément de S. M.) le nom d’Albert Nyanza, le considérant comme la seconde grande source du Nil ; — et quand je dis la seconde, je n’entends pas déterminer son ordre d’importance, mais seulement l’ordre chronologique de la découverte. Les lacs Victoria et Albert sont indubitablement les pères du fleuve.

« La capitale de l’Ounyoro, M’rouli, est située à la jonction du Nil et de la rivière Kafour, à une latitude de 3202 pieds (angl.) au-dessus du niveau de la mer (976 mètres)[1]. Je suivis le Kafour jusqu’à la latitude de 1° 12’ nord, afin d’éviter une suite inabordable de marécages qui s’étendent du nord au sud : ces marais tournés, je continuai directement à l’ouest jusqu’au lac. La route est boisée dans toute son étendue ; avec des éclaircies çà et là, mais très-peu de population et pas de gibier. Le pays que je traversais domine au nord une vallée marécageuse qui se prolonge vers l’ouest ; la plus grande hauteur que je trouvai sur ce terrain élevé fut de 3686 pieds (1123 mètres). Les roches ne m’offrirent partout que du gneiss, du granit et des masses ferrugineuses qui semblaient ne former qu’un conglomérat avec des cailloux de quartz roulés.

« Le lac Albert est un vaste bassin au fond d’une brusque dépression ; les rochers que je descendis par une passe difficile n’avaient pas moins de 1470 pieds (448 mètres) au-dessus de son niveau. La surface du lac est à 2070 pieds au-dessus du niveau de la mer (631 mètres), 1132 pieds (345 mètres) plus bas que le Nil à M’rouli ; la pente générale du pays est donc dirigée de l’est à l’ouest. Des hauteurs qui dominent le lac, on n’aperçoit aucune terre au sud ni au sud-ouest ; vers l’ouest et le nord-ouest, au contraire, s’étend une chaîne de montagnes considérable qui peut bien s’élever à 7000 pieds au-dessus du niveau du lac, dont cette ligne de hauteurs borde la côte occidentale en se prolongeant au sud-ouest parallèlement au cours du lac. Le roi Kamrasi et les indigènes m’assurèrent également que le lac, à la connaissance de tout le monde, s’étend dans le pays de Rumanika à l’ouest de Karagoué, mais que de là (vers 1° 30’ de latitude sud) il tourne subitement à l’ouest, et que son étendue dans cette direction est inconnue. Sous la latitude de 1° 14’ nord, où j’atteignis le lac, sa largeur peut être d’une soixantaine de milles ; mais plus au sud la largeur augmente. L’eau est profonde, douce et transparente ; les bords sont généralement sains, et présentent une plage sablonneuse libre de roseaux.

« J’ai navigué treize jours sur le lac dans un canot formé d’un arbre creusé ; parti de Vacovia, je suis arrivé à Magungo, à la jonction du Nil avec le lac, par 2° 16’ de latitude nord. Le voyage a été long, par suite de la nécessité de longer la côte, et aussi à cause du gros temps, qui généralement nous prenait à une heure après midi par un vent d’ouest.

« À la jonction du Nil, le lac n’a plus qu’une vingtaine de milles de largeur. Ici les côtes étaient devenues moins saines ; de larges masses de roseaux empêchaient le canot de prendre terre. Les montagnes avaient disparu de la côte orientale, remplacées par des collines de cinq cents pieds environ qui ne s’élevaient plus du lac même en pentes abruptes comme les montagnes que nous avions vues plus au sud, mais qui s’éloignaient à la distance de cinq ou six milles, laissant entre elles et le lac un terrain ondulé. L’entrée du Nil est un large canal d’une eau profonde, mais sans courant, bordé de chaque côté par de grands bancs de roseaux. De ce point, le lac s’étend au nord-est l’espace d’une quarantaine de milles, pour tourner ensuite à l’ouest en se rétrécissant graduellement. Étendue inconnue.

« À une vingtaine de milles au nord de la jonction du Nil à Magungo, la rivière sort du grand réservoir, et continue sa course vers Gondokoro.

« Je remontai le Nil dans un canot à partir de sa jonction ; les indigènes ne voulurent pas avancer plus loin au nord, à cause des tribus hostiles des bords du lac. À une dizaine de milles de la jonction du Nil, le canal se rétrécit et n’a plus que deux cent cinquante yards environ de largeur[2] avec un courant à peine sensible, quoique très-profond, et bordé de roseaux comme de coutume ; le pays à droite et à gauche est ondulé et boisé. À partir de la jonction, le canal que je remontais se portait à l’est. J’avais fait une vingtaine de milles en remontant depuis Magungo, lorsque mon voyage fut brusquement interrompu par une magnifique chute d’eau qui tombe à pic d’une hauteur de cent vingt pieds. Au-dessus de cette cataracte la rivière se trouve tout à coup emprisonnée entre des hauteurs rocheuses, et elle roule à travers une gorge où un large courant de deux cents yards de largeur est réduit à cinquante yards. L’eau se précipite dans cette gorge avec une effrayante rapidité, et elle se plonge d’une seule masse dans le profond bassin qu’elle surplombe.

« De ce point je continuai par terre, et je traversai le Tchopi en longeant la rivière ; j’atteignis enfin Karouma tout a fait épuisé par la fièvre[3], ma provision de quinine étant depuis longtemps à fin. »

Après cet aperçu de son itinéraire, qui sera plus

  1. Les observations de Speke ne lui avaient donné pour la hauteur de ce point au-dessus du niveau de la mer que 2856 pieds. Mais ces mesures avaient été obtenues seulement au moyen du point d’ébullition de l’eau, et Speke lui-même y attachait une incertitude possible de 300 pieds. Nous ignorons encore quel moyen d’observation M. Baker a employé.
  2. Le yard est un peu moins que le mètre.
  3. Karouma est une localité marquée par une cataracte assez considérable de la grande rivière (le Kafour, où se déverse le Victoria Nyanza), à quatre-vingt-dix milles environ au-dessous de