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clair encore quand il sera accompagné de la carte que le voyageur a dressée, M. Baker esquisse la description suivante du Louta-Nzighé, ou, comme il l’a nommé, l’Albert Nyanza :

« Le lac Albert Nyanza forme un immense bassin dont le niveau est fort au-dessous du pays environnant ; il reçoit toutes les eaux des grandes chaînes de montagnes de l’ouest, aussi bien que celles des pays de l’est, l’Outoumbi, l’Ouganda et l’Ounyoro. Aux eaux du Nil qu’il reçoit (c’est-à-dire de la grande rivière venant du Victoria Nyanza, le K tour de M. Baker), il ajoute les eaux accumulées qui lui viennent de l’ouest et de l’est, et il forme ainsi la seconde source de cette puissante rivière. Le voyage sur le lac est on ne peut plus beau, les montagnes s’élevant souvent du sein même des eaux, et leurs flancs ravinés présentant de nombreuses cataractes. Du côté de l’est, les rochers sont du granit mêlé fréquemment de grandes masses de quartz.

« Sur le bord oriental du lac, on tire du sol une grande quantité de sel ; c’est la ressource commerciale des misérables villages qui s’échelonnent à de longs intervalles sur la côte de l’Ounyoro. Les indigènes sont très-peu hospitaliers ; souvent ils refusaient de nous vendre des provisions. Mallegga, sur la côte ouest du lac, est un grand et puissant pays gouverné par un roi nommé Kadjoro, qui possède des canots assez grands pour traverser le lac. Le Mallegga fait un trafic considérable avec Kamrasi, où il envoie de l’ivoire, des peaux bien préparées et des manteaux, en échange du sel, des bracelets de cuivre, des cauris et des verroteries, articles qui doivent tous venir de Zanzibar par Karagoué (à l’exception du sel), car il n’y a pas de communication avec la côte occidentale de l’Afrique.

« La longueur de l’Albert Nyanza, mesurée du nord au sud, est d’environ deux cent soixante milles géographiques, indépendamment de sa partie inconnue à l’ouest entre 1 et 2 degrés de latitude sud, et de son développement analogue au nord vers le 3e degré de latitude. »

Autant qu’on en peut juger par cette première description, la vaste et remarquable nappe d’eau que vient de reconnaître M. Baker se développe sous la forme d’un immense fer à cheval dont la partie convexe regarde l’est, et dont la branche du sud, encore inexplorée, est de beaucoup la plus considérable. D’après ces premières indications, l’Albert Nyanza pourrait bien être le plus grand de tous les lacs de l’Afrique. Reste à reconnaître quelles eaux arrivent à cette branche du sud, et d’où sortent ces eaux. Comme toutes les découvertes faites jusqu’à présent dans cette région équinoxiale du continent africain, celle-ci n’est qu’un premier jalon et une pierre d’attente ; mais elle n’en est pas moins d’une très-grande importance, et par ce qu’elle donne déjà, et par ce qu’elle promet. M. Baker vient de conquérir une belle place dans la brillante pléiade des modernes explorateurs de l’Afrique ; la relation que nous promet son retour en Angleterre sera sans aucun doute une des plus intéressantes et des plus curieuses que nous aurons eue depuis longtemps. Le voyageur est arrivé à Londres dans les derniers jours d’octobre.


IV


Nous avons déjà parlé, dans une de nos précédentes Revues, du voyage des dames Tinné à l’ouest du haut fleuve Blanc, voyage singulièrement remarquable à plus d’un titre, et dont l’adjonction de M. de Heuglin a fait une véritable expédition scientifique en même temps qu’un voyage de découvertes. Une notice pleine de détails nouveaux et d’un vif intérêt qui vient de paraître en Angleterre d’après la correspondance de ces dames[1], nous ramène à ce curieux voyage.

Au mois d’août 1861, Mlle Alexandrina Tinné, accompagnée de sa mère et de sa tante, arrivait au Caire pour son troisième voyage en Égypte. Ces dames se proposaient cette fois de pousser plus avant dans l’intérieur jusqu’aux pays récemment découverts du haut fleuve Blanc.

Nous ne les suivrons pas dans leur voyage jusqu’à la ville de Khartoum, où elles arrivèrent au mois de février 1862. Pour attendre la saison favorable, elles s’établirent au-dessus de la ville égyptienne, sur les bords du fleuve Blanc. On ne reconnaissait guère ici le fleuve d’Égypte, avec ses rives sablonneuses et ses campagnes arides ; cette partie du fleuve Blanc, disent les lettres de Mme Tinné, rappellerait plutôt les bords richement boisés de la Tamise près de Windsor. Le sounad ou gommier, qui atteint la taille des plus beaux chênes, le tamarinier, une grande variété de beaux arbustes pleins de jolis singes bleus se jouant à travers les branches, et de charmants oiseaux remplissant l’air de leurs chansons d’amour, tout respirait la vie dans ce paysage des tropiques ; la rivière, pleine d’hippopotames et de crocodiles, — ce qui n’en est pas le côté le plus aimable, était à demi couverte de larges fleurs aquatiques, quelques-unes aussi grandes que le lis Victoria, et qui étincelaient la nuit de mouches phosphorescentes du plus singulier effet.

Mais toute médaille à son revers. Le commerce des esclaves, cette honte de l’humanité, est aussi actif que jamais malgré les défenses du vice-roi. Les dames s’étaient arrêtées un jour à un endroit où plusieurs barques pleines de ces pauvres créatures avaient pris terre. Les noirs avaient l’air si misérable, que miss Alexandrina donna ordre d’abattre deux bœufs pour que ces pauvres gens eussent au moins un jour de régal. Comme elle veillait à ce que chacun d’eux eût sa portion, une femme, portant un petit enfant, vint lui baiser la main, et lui dit qu’elle et son nourrisson avaient été achetés par un maître, tandis que son autre enfant, âgé


    Wrouli, du côté du nord. C’est aux chutes de Karouma que la rivière fait son grand coude à l’ouest vers le Louta-Nzighé. Voir la relation de Speke, p. 510 de l’édition française.

  1. Geographical Notes of expéditions in Central Africa, by three Dutch Ladies ; by J. A. Tinne, esq.