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de cinq ans, et sa vieille mère à elle, avaient été mis dans une autre troupe. Elle venait la supplier d’obtenir pour elle qu’elle pût être avec eux jusqu’au moment où l’on se remettrait en route. Il va sans dire que la faveur fut demandée et obtenue ; et l’entrevue toucha tellement la jeune dame, qu’elle racheta immédiatement et remit en liberté toute la famille. Le marchand ajouta au lot deux autres vieilles à demi mortes de faim, dont il était enchanté sans doute de se débarrasser.

Le commerce des esclaves rend assez dangereux le voyage par eau. Pour les noirs riverains, tous les blancs sont des Turcs. Néanmoins, comme le petit vapeur que montaient ces dames n’avait jamais figuré dans cet odieux trafic, ils ne se montraient pas hostiles. En deux ou trois occasions, les Noirs vinrent demander s’il était vrai que la jeune dame, qu’ils voyaient galopper à cheval, était une fille du sultan qui venait les secourir et les protéger. Plusieurs montèrent à bord et se régalèrent de café et de sucre. L’argent n’a pas cours chez eux. La location d’un taureau pour une journée de promenade coûtait une bande de mousseline. Pour une pièce d’étoffe faite dans le pays, il fallait donner cent dattes et neuf ognons. Un enfant se charge d’une commission pour une poignée de maïs. Chez eux les verroteries sont passées de mode.

À mesure qu’on remontait le Nil, le paysage prenait fréquemment un nouveau caractère. Les arbres sont partout d’une grande beauté. Ce sont des mimosas dont les fleurs diffèrent, mais non le feuillage, des tamariniers couverts de belles plantes grimpantes ; c’est le papyrus et un arbre à grandes fleurs jaunes appelé ambadj, ressemblant à un buisson (Anemone Mirabilis) ; c’est aussi l’arbre à poison (Euphorbia antiquorum), qui n’a presque pas de feuilles, excepté au bout des branches, avec de petites fleurs écarlates croissant autour des branches comme celles du cactus. Si l’on rompt une branche, il en sort un suc laiteux dans lequel les indigènes trempent la tête de leurs flèches, et l’on assure que les blessures faites par ces armes sont mortelles. Les Arabes appellent l’arbre M’toupa. Les fleurs dont les rives sont couvertes sont de nuances si éclatantes et si variées, que l’œil en est presque ébloui. Cette description s’applique particulièrement à la partie du fleuve qui est au-dessus du confluent du Sobat.

Le 30 septembre, les dames arrivèrent à Gondokoro : la population du territoire environnant appartient à la race négroïde des Bari. C’était, avant l’arrivée des Turcs, un peuple parfaitement heureux ; encore aujourd’hui ils dansent et chantent jour et nuit, aussi longtemps que durent le maïs et le dourra.

Bien que prévenues que la rivière cesse d’être navigable au-dessus de Gondokoro, les dames ne furent pas contentes qu’elles ne l’eussent vue par elles-mêmes. Elles purent encore remonter le courant dans leur vapeur l’espace de cinq heures ; plus loin les roches interceptent absolument la navigation. Les rapports qu’on leur fit de l’état d’agitation des nègres, par suite des atrocités attribuées à un traitant maltais appelé de Bono (dont le nom n’est pas inconnu en Europe), les empêcha de pousser plus avant ; sans quoi il est bien probable qu’elles se fussent trouvées, elles et toute leur suite, les hôtes de Kamrasi ou de Mtésa, en même temps que MM. Speke et Grant qui demeurèrent chez ces deux chefs des pays du sud de janvier à novembre 1862. On regagna Gondokoro et de là Khartoum. De Khartoum à Gondokoro la navigation, en remontant, avait occupé 360 heures ; la descente de Gondokoro à Khartoum n’en prit que 170, moins de la moitié.

Notons une remarque consignée dans les lettres de ces dames. Les gens du pays rient de ceux qui parlent d’une source du Nil. À Gondokoro il pleut tous les jours pendant sept ou huit mois, non pas de continu, mais par grosses averses ; « si bien, disent-ils, qu’il n’y a pas seulement une source de la rivière, mais qu’au dessus du Sobat elle se forme de cent tributaires. » Une personne qui a réside longtemps en Égypte a remarqué que le fleuve change plusieurs fois de nuance durant ses crues, ce qui semblerait indiquer qu’elles sont alimentées successivement par plusieurs branches supérieures qui viennent de points différents et traversent des sols de nature diverse.


V


Le second séjour à Khartoum, de novembre 1862 à février 1863, fut consacré aux préparatifs d’une nouvelle expédition plus formidable que les précédentes et d’une nature plus sérieuse. Cette fois il ne s’agissait de rien moins que de remonter le Bahr el-Ghazal, grand affluent de la gauche du fleuve Blanc au-dessus du Sobat, et de pénétrer par là dans la région peu ou point connue qui s’étend à l’ouest du fleuve Blanc et de Gondokoro. C’est à cette expédition que s’adjoignit M. de Heuglin, nom bien connu dans les récentes explorations africaines, et le docteur Steudner qui avait aussi fait partie, avec M. de Heuglin, de la grande expédition allemande de 1860. Un autre Allemand, le baron d’Ablaing, qui voyageait en amateur dans ces hautes régions, s’enrôla aussi dans l’escorte de miss Alexandrina et de sa tante (la plus âgée des trois dames restait à Kharthoum où la retenait sa santé). « Nous espérons faire un voyage plus scientifique, sinon plus agréable que le dernier, » écrivait à cette occasion une des dames Tinné. Hélas ! elles ne prévoyaient pas les tristes événements qui allaient marquer cette expédition néfaste.

L’espace ne nous permettrait pas d’en suivre tous les incidents ; nous les avons d’ailleurs sommairement indiqués dans une précédente Revue. La mort du docteur Steudner, atteint des fièvres locales, le 10 avril 1863 ; celle de madame Tinné, qui succomba le 20 juillet aux mêmes atteintes ; la jeune miss Alexandrina, et M. de Heuglin lui-même, conduits à deux doigts de la tombe par les influences délétères de ce redoutable climat ; puis toutes les contrariétés imaginables suscitées par la