Page:Le Tour du monde - 12.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certaine importance. La rédaction des lettres de change et surtout leur transcription m’a été naturellement dévolue. Il m’a paru assez surprenant que le débiteur, au lieu de remettre sa signature à celui qui accepte ce titre comme gage de remboursement, le garde lui-même au fond de sa poche ; c’est pourtant ainsi que les affaires se font dans tout le pays. Un créancier, que je questionnais sur cette manière de procéder si contraire à nos habitudes, me répondit avec une simplicité parfaite : « Pourquoi conserverais-je cet écrit, et à quoi me servirait-il ? Le débiteur, au contraire, en a besoin pour se rappeler l’échéance de la dette et le chiffre de la somme qu’il est appelé à me restituer. »

Dans la soirée, au moment où nous allions repartir, l’intéressante femelle que nous traînions après nous augmenta d’un beau petit buffetin le personnel de la caravane. Le kervanbashi ne se possédait plus de joie ; il fallait chercher au nouveau-né un aménagement plus ou moins commode sur le dos de quelque chameau. Le seul kedjeve du convoi étant occupé par Hadji Bilal et moi, tous les regards se tournèrent de notre côté. On nous pria de céder la place à l’intéressant baby. Mon ami eut assez de présence d’esprit pour s’offrir aussitôt à la substitution requise, alléguant son amitié pour moi et la peine que j’aurais, en raison de mon infirmité, à me procurer une installation convenable ; il se contenterait, lui, de la première place venue. À peine eut-il été remplacé par le buffetin, que l’odeur excessivement désagréable de mon nouveau vis-a-vis vint m’éclairer sur les vrais motifs de cette condescendance amicale. La nuit, on pouvait encore s’en tirer, sauf le trouble que jetaient dans mon sommeil les fréquents bêlements du buffle en bas âge ; mais le jour, et surtout par la chaleur, ma situation devenait absolument intolérable.

Nos calculs nous donnaient, à partir de ce jour (18 mai), deux étapes à franchir pour arriver au Grand Balkan, et quatorze en tout jusqu’à Khiva.

Le lendemain matin (19 mai) nous aperçûmes vers le nord ce qui semblait un nuage d’un bleu sombre. C’était le Petit Balkan où nous devions arriver le jour d’après, celui-là même dont les Turkomans m’avaient tant de fois vanté la hauteur, les beaux paysages et les richesses minérales.

Dans la matinée du 20 mai, nous arrivâmes en effet à cette chaîne qui s’étend du sud-ouest au nord-ouest. Parallèlement à elle on voyait à peine se dessiner une espèce de cap, contrefort avancé du Grand Balkan. Le Petit, auprès duquel nous campions, forme, sur un parcours d’environ douze milles, une rangée de montagnes dont les cimes sont à peu près de niveau et où on ne trouve guère de lacunes à signaler. Peut-être ne sont-elles pas aussi stériles, aussi nues que celles de la Perse ; on y remarque çà et là des herbages, et l’ensemble revêt des teintes d’un vert bleuâtre. Leur hauteur, telle que l’œil peut l’apprécier, est d’environ trois mille pieds.

Ce jour-là et le lendemain matin (21 mai) nous continuâmes à côtoyer ces montagnes. Vers le soir, la caravane atteignit le pied du promontoire formé par le Grand Balkan. Je n’en ai pu voir de près qu’une bien faible partie, mais ce simple coup d’œil a justifié pour moi la qualification qu’on lui donne. Il paraît occuper un espace plus considérable que l’autre et ses cimes sont plus élevées. Nous nous trouvions sur un embranchement qui, du massif principal, se dirige à l’est. Quant au Grand Balkan lui-même, prolongé vers les bords de la mer Caspienne, il s’incline presque au nord-est. S’il faut croire tout ce que j’ai entendu dire à Khiva et parmi les Turkomans, ce groupe de montagnes abonderait en métaux précieux. Pris dans son ensemble, l’endroit où nous passâmes la nuit n’était pas sans charmes. Seulement, sur ces paysages accidentés, sur ces images riantes planait, comme un voile de deuil, l’idée d’une désolation complète et d’un immense abandon. Dans ces contrées désertes, qui rencontre un homme doit toujours se trouver prêt à combattre.

Le crépuscule venait de s’éteindre quand on donna l’ordre du départ. Le kervanbashi nous fit remarquer que nous étions à l’entrée du véritable Désert et nous rappela que nous devions autant que possible, soit le jour, soit la nuit, nous abstenir de parler haut et de laisser échapper la moindre clameur ; il fallait, à partir de ce moment, cuire notre pain avant le coucher du soleil, chacun devant s’interdire de faire du feu la nuit pour ne pas appeler l’attention d’un ennemi constamment aux aguets ; dans nos prières enfin, nous devions implorer sans cesse Amandjilik et sa puissance protectrice, puis, si l’heure du péril venait à sonner, ne pas nous conduire comme des femmes. On répartit entre nous quelques sabres, une lance et deux fusils. Lorsque nous quittâmes les Balkans, et en dépit de tout ce qu’on faisait pour nous le dissimuler, ma boussole m’apprit, à n’en pas douter, que nous suivions la route moyenne. On nous avait informés à Körentaghi qu’une cinquantaine de bandits, appartenant à la tribu des Tekke, hantaient l’abord des montagnes ; mais le kervanbashi ne mit cette information à profit qu’en évitant les puits et la station appelés Djenak Kuyusut, dont les eaux sont d’ailleurs si salées que nul chameau n’y voudrait toucher s’il a bu depuis moins de trois jours. Il pouvait être environ minuit, lorsqu’à deux milles de notre point de départ et sur une pente des plus roides, on nous signifia que nous devions tous mettre pied à terre, attendu que nous étions dans le Döden (nom donné par les nomades indigènes à l’ancien lit de l’Oxus), et que les orages, les pluies du dernier hiver avaient complétement effacé jusqu’aux dernières traces d’un chemin qui, l’année précédente encore, était assez facile à discerner. Nous traversâmes obliquement le canal à moitié comblé pour en sortir par la rive opposée, la plus escarpée des deux ; au point du jour seulement, et non sans beaucoup de fatigues, nous atteignîmes le sommet du plateau.

À mesure que les Balkans s’effaçaient derrière le sombre azur des nuages, le Désert sans limites apparaissait à nos yeux plus immense et plus imposant.