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Vers midi, le 22 mai, nous campâmes dans le voisinage d’Yeti Siri, ainsi nommé à cause des « sept puits » qu’on trouvait jadis dans cet endroit. Trois d’entre eux fournissent encore, à la rigueur, un peu d’eau saumâtre et d’une odeur fâcheuse, mais les quatre autres sont complétement à sec.

La halte fut courte et nous repartîmes pour gravir une colline plus élevée que les monticules environnants. Nous y trouvâmes deux kedjeve abandonnés dont les hôtes, me dit-on, avaient dû périr dans le Désert. On ajoutait que tout réceptacle où un homme a pris place est, pour les Turkomans, un objet de respect ; le détruire est une espèce de sacrilége. Superstition bizarre et inattendue ! Il est méritoire de faire des prisonniers et de les vendre, la dévastation du pays ennemi passe pour un acte de vertu, et le misérable panier de bois dans lequel un homme s’est assis devient, par cela même, inviolable et sacré !… Le Désert et ses habitants n’ont-ils pas quelque chose d’étrange et de mystérieux ?

Un incident plus remarquable encore se produisit dans la même soirée. L’air s’étant un peu rafraîchi, je descendis pour m’associer aux recherches du kervanbashi et de quelques autres voyageurs qui allaient se mettre en quête d’eau douce. Nous avions tous des armes, et chacun vaguait de son côté. Je suivis cependant le kervanbashi, et nous n’avions guère fait plus de quarante pas lorsque, remarquant sur le sable certaines pistes qui m’eussent échappé, ce dernier s’écria fort surpris : « Il doit y avoir des hommes en cet endroit ! » Nous apprêtâmes nos fusils et, guidés par les traces en question qui devenaient de plus en plus nettes, nous arrivâmes enfin au seuil d’une espèce d’antre. Les empreintes laissées sur le sable indiquant qu’il ne devait pas s’y trouver plus d’un homme, nous n’hésitâmes pas à pénétrer dans la caverne où je vis, avec une horreur difficile à décrire, un homme à moitié sauvage, les cheveux incultes, la barbe longue, enveloppé d’une peau de gazelle et qui, surpris comme nous l’étions nous-mêmes, se précipita sur nous la lance en arrêt. Ce spectacle imprévu m’avait mis hors de moi ; mon guide, au contraire, impassible et calme, ne manifestait pas la plus légère émotion. De prime abord, à la vue de l’être farouche qui accourait ainsi vers nous, il abaissa le canon de son mousquet et, prononçant à voix basse le mot « Amanbol ! (la paix soit avec vous !) » il se détourna pour quitter cet épouvantable séjour. « Kanli Dir ! (le sang du meurtre est sur sa tête) » s’écria le kervanbashi, sans que je me fusse hasardé à le questionner. Et j’appris en effet plus tard que cet infortuné, poursuivi par une légitime vendetta, erre ainsi depuis bien des années, et en toute saison, sur la frontière du Désert. Il ne doit plus, il n’ose plus contempler un visage humain (voy. p. 72).

Ce soir-là, je perdis l’appétit, et, malgré le sentiment d’une excessive débilitation, je n’éprouvais aucune envie de prendre le plus léger aliment. La chaleur était devenue écrasante. Les forces me manquaient absolument, et, gisant sur le sol, je ne me croyais plus en état de me relever, quand je vis nos gens se grouper autour du kervanbashi ; quelques-uns m’invitaient à venir les rejoindre. — « De l’eau, de l’eau ! » disaient-ils, et ce mot magique me rendit une vigueur nouvelle. Debout sans savoir comment, je constatai avec un mélange de joie et de surprise que le kervanbashi distribuait à chacun de nous une ration équivalente à deux verres de cette boisson tant désirée. Le brave homme nous expliqua que depuis bien des années il gardait secrètement, à chaque traversée du Désert, une provision d’eau, relativement considérable, pour la répartir à ses compagnons aux moments d’extrême disette.

On ne saurait ni mesurer le bénéfice d’un présent pareil, ni décrire la volupté dont il est la source. Ranimé, désaltéré, il me semblait que j’avais recouvré pour trois jours de force ; le pain cependant me manquait pas encore. Pour le cuire, je ramassai de çà et de là un petit fagot de brindilles auxquelles je me hâtai de mettre le feu, sans réfléchir qu’il faisait déjà nuit. Le kervanbashi, m’interpellant aussitôt à haute voix, me demanda si je prétendais ainsi mettre les brigands sur nos traces ? J’en fus donc réduit à éteindre mon four ambulant et à dévorer mon pain azyme, à moitié cuit.

Nous fîmes halte le 23 mai à Koymat Ata. Jadis il y existait une source aujourd’hui complétement à sec. La chaleur fut excessive, surtout dans la matinée. Les rayons du soleil tombant sur le sable le réchauffe jusqu’à un pied de profondeur, et le sol devient si brûlant que les plus sauvages habitants de l’Asie centrale, ceux-là mêmes à qui toute chaussure paraît, en général, une superfluité méprisable, sont forcés de fixer sous leurs pieds un morceau de cuir en guise de sandales. Une soif ardente me tourmentait de plus belle. À midi, le kervanbashi nous informa que nous approchions de Kahriman Ata, station renommée pour les pèlerinages dont elle est le but, et, qu’afin de l’honorer convenablement, nous devions descendre de nos montures et nous rendre à pied vers la tombe du saint, distante d’à peu près un quart-d’heure. Je laisse à deviner mes souffrances, lorsque, affaibli par la chaleur et la soif, je fus obligé, avec le reste du cortége, de gravir péniblement la hauteur sur laquelle se trouvait le monument vénéré, puis, une fois arrivé, de faire sortir à tue-tête de mes poumons desséchés, telkin après telkin qu’il fallait entrelarder de passages du Koran. Bientôt, hors d’haleine, je n’affaissai devant le sépulcre qui me parut avoir trente pieds de long et qui est décoré de cornes de bélier, symboles d’autorité dans l’Asie centrale. Le kervanbanshi nous raconta que l’hôte de ce monument était un géant dont la taille égalait les dimensions du tombeau où il repose ; et que, pendant bien des années, il avait défendu les sources voisines contre les attaques des méchants esprits qui s’efforçaient de les combler en y jetant des pierres. Aux alentours on aperçoit les sépultures de voyageurs qui ont péri victimes des bandits qui infestent le désert, ou des éléments déchaînés qui le bouleversent. Je m’étais fort réjoui en apprenant que les sources protégées par le saint existaient encore, espérant y trouver