Page:Le Tour du monde - 14.djvu/108

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leur commerce, ne pouvaient s’occuper des néophytes comme ils l’auraient voulu. C’est à peine, me dirent-ils, s’ils avaient le temps de prendre leurs repas, de faire un bout de sieste et de fumer des cigarettes. Sur ce temps qui leur était si parcimonieusement mesuré, ils voulurent bien, par égard pour moi, distraire une demi-journée qui fut employée à visiter, dans leurs demeures, les néophytes des deux sexes avec lesquels mes conducteurs échangèrent force lazzis. Sous le rapport de l’aménité et du savoir-vivre, ces indigènes me parurent fort au-dessous de la gent de Sarayacu ; leur type, mélangé de Pehua, d’Orejon, de Yahua et de Ticuna, était indéchiffrable.

Durant cette promenade à travers leur mission, les religieux me montrèrent, dans une case attenant au couvent, une créature humaine que la science eût rangée dans la catégorie des phénomènes et dont un spéculateur de l’espèce Bohême, Bobèche ou Bobino, eût tiré parti en l’exhibant devant le public d’une foire.

Cette monstruosité, née de parents quelconques, était une petite fille âgée de cinq ans, qu’un goût dépravé pour le terreau, la glaise et les tessons de poteries, menait lentement au tombeau. Pour enrayer sa funeste manie de gratter le sol et de manger la terre à poignées, les frères lais qui s’étaient constitués ses gardiens, avaient imaginé de lui lier les mains derrière le dos et de la placer sur une table où, tant qu’on l’observait, elle restait immobile et agenouillée. Mais pour peu qu’on la laissât seule un instant, elle rampait sur les genoux jusqu’au bord de la table, se laissait choir en bas au risque de se briser la tête et léchait avidement cette terre qui devait bientôt s’ouvrir pour la recevoir.

Je ne saurais exprimer le sentiment de pitié mêlée de dégoût que m’inspira cette pauvre créature, que sa peau jaune et parcheminée, sa tête oblongue, ses extrémités filiformes et son ventre proéminent, faisaient ressembler à une idole indoue ou japonaise douée de mouvement.

Vue de la Mission de Pevas.

Le surlendemain de mon arrivée, les jeunes lais, pour se distraire des soucis du commerce et aussi pour m’être agréables, me proposèrent d’aller visiter avec eux les familles d’Orejones établies dans l’intérieur de la rivière d’Ambiacu ; j’offris mon égaritea pour ce voyage. Les rameurs Cocamas, qu’une ration copieuse de tafia délivrée par les religieux, avaient mis d’une humeur charmante, ramèrent avec enthousiasme de Pevas à Ambiacu et nous régalèrent, tout le long du chemin, de la symphonie en canon que j’ai reproduite.

Le village Orejon, situé sur la rive droite de l’Ambiacu, à deux portées de fusil de l’Amazone, se composait de neuf ajoupas de forme circulaire ; leur toit conique en feuilles de palmiers, était supporté par un cercle de pieux assez espacés pour que le vent et la pluie entrassent librement dans le logis et en sortissent de même. Ce mode de construction, malgré son originalité, me parut laisser à désirer sous le rapport du confortable.

Les habitants de la localité étaient allés battre les bois en quête de salsepareille. Nous ne trouvâmes qu’une famille composée du père, de la mère et de deux enfants. En nous voyant entrer chez eux, l’homme et la femme allèrent s’asseoir sur un tronc d’arbre qui leur tenait lieu de divan et répondirent par de simples monosyllabes aux questions que nous leur adressâmes. Bien qu’au dire des religieux le baptême les eût faits enfants de Dieu et de l’Église et qu’ils parlassent l’idiome quechua, naturalisé par les Missionnaires, ils s’obstinèrent à répondre dans la langue de leur nation que nos introducteurs étaient loin de parler couramment. À part le haillon de toile qui leur servait de pagne, ces prétendus chrétiens étaient tout aussi nus que leurs amis et connaissances de la rivière Napo. Les regards obliques qu’ils jetaient sur