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avait donnée un disciple de Saint François. Pour empêcher l’homme de Dieu de propager chez les castes voisines les principes de sa doctrine et en réserver le monopole à leur seule tribu, les Orejones l’avaient tue, s’étaient régalés de sa chair et avaient fait des flûtes avec ses fémurs, une façon à eux d’honorer sa mémoire et de perpétuer son souvenir.

Quatre jours me suffirent pour visiter en détail la mission de Pevas, reconnaître qu’il ne s’y trouvait rien d’intéressant ou de curieux et constater en même temps que mes aimables compagnons, les frères lais, qui s’étaient dits accablés de besogne, employaient la journée à jouer au volant, à se bercer dans un hamac et à fumer un nombre indéfini de cigarettes. Suffisamment édifié sur l’emploi de leurs heures et d’ailleurs ayant épuisé la série des questions que j’avais à leur faire, je résolus d’aller présenter mes civilités au régulateur en chef de la Mission, que ses goûts agrestes et sa sollicitude pour les naturels, retenaient au fond des bois.

Un matin, au lever du soleil, je me mis en route avec un néophyte de Pevas, d’origine Yahua, qui devait me servir de guide. D’après cet homme, dont le dire était confirmé par mes hôtes, la Mission de San-José ou nous nous rendions, était à une si courte distance de Pevas, qu’il était inutile de se pourvoir de vivres. Je ne pris qu’une boussole de poche, un album des crayons, des couleurs que je mis dans un havresac, et chargeant l’objet sur mon dos, j’emboîtai bravement le pas derrière mon guide. À cent pas du village nous entrâmes dans la forêt dont le sombre couvert nous déroba bientôt la vue du ciel. L’aiguille de la boussole marquait le Nord.

Chrétiens Orejones de la Quebrada d’Ambiacu.

Vers le milieu du jour, et comme nous avions passé à gué onze ruisseaux-rivières, tantôt avec de l’eau jusqu”aux mollets, tantôt mouillés jusqu’aux aisselles, rebuté de la chose et ne voyant pas encore le village chrétien où je tendais de tous mes vœux, je le demandai au Yahua.

« Un peu plus loin, » fit-il en avalant une poignée de feuilles d’Ipadu, cette coca des Quechuas de la Sierra[1]. J’étouffai un soupir, serrai d’un cran la boucle de mon pantalon pour imposer silence aux borborismes que la faim faisait courir dans mes entrailles, et je continuai de suivre mon guide, dont le pas gymnastique ne s’était pas encore ralenti.

Au coucher du soleil, exténué de faiblesse, ruisselant de ma sueur propre et de l’eau de dix-neuf rivières traversées en chemin, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé et promenai autour de moi un regard défaillant.

  1. Les Yahuas cultivent la coca sur une très-petite échelle et en mâchent les feuilles comme les Quechuas des plateaux andéens, mais sans y ajouter comme eux une pincée de cendres caustiques.