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calebasse pleine de graines sèches et ornée de plumes d’ara.

Le pas chorégraphique se composait d’une suite de piétinements tantôt lents et cadencés, tantôt vifs et rageurs, qui rappelaient un peu le sapateo espagnol exécuté par des Indiens de la Sierra. Les danseurs se cherchaient, s’évitaient, se cognaient parfois assez étourdiment, accompagnant ces diverses évolutions des piaulements de la flûte qu’ils avaient à la bouche et du bruit des graines sèches, s’entre-choquant dans leur étui.

Ce divertissement ne cessa que lorsque la sueur des exécutants eut percé le fourreau d’écorce et que, malgré les trous du masque, l’air parut manquer à leurs poumons. Alors ils s’agenouillèrent et d’officieux camarades, empeignant à deux mains le sac qui les enveloppait, le tirèrent à eux, sans plus de ménagement que s’il se fût agi d’écorcher une anguille. Le figure rougeaude et ruisselante des danseurs et leur air ahuri au sortir de cet éteignoir, eussent forcé la douleur à éclater de rire.

La danse du Diable ou du Bayenté, tout originale qu’elle puisse sembler à un ethnologue, n’est rien ou peu de chose comparée à la danse de la Lune ou de l’Arimaney, qui a lieu vers le milieu de l’an. Cette danse yahua, dont les néophytes de San José m’avaienttouché quelques mots dans nos causeries, est moins un divertissement qu’une solennité religieuse en l’honneur de la pâle courrière des nuits, comme appelle la lune le versificateur Lemierre. Le mystère qui préside à cette fête avait éveillé ma curiosité, et le pas du Bayenté était à peine terminé que je demandais à un des vieillards de la troupe si, en qualité d’étranger, on ne pouvait me donner un échantillon du ballet de l’Arimaney.

Une halte dans la forêt.

Une demande si simple éleva de graves murmures dans l’assemblée. J’avais choqué, sans le savoir, la susceptibilité des Yahuas à l’endroit de la lune qu’ils adorent comme une divinité, chérissent comme une amie, à laquelle ils racontent leurs plaisirs et leurs peines, mais dont ils ont la faiblesse de se montrer jaloux. Le P. Rosas voulut bien se charger de plaider ma cause. Après avoir fait entendre à nos hôtes qu’une simple curiosité de voyageur avait dicté chez moi la demande dont ils paraissaient indignés, il acheva de les calmer avec de ces bonnes paroles qu’à l’instar du P. Aubry, il tirait du fond de son cœur.

Tout ce que je pus savoir de l’Arimaney, en joignant ce que m’en avaient dit les néophytes de San José à ce que m’en apprirent les Yahuas de Santa Maria, c’est que ce mystérieux ballet a lieu chaque année dans une grande hutte édifiée, au milieu des bois, pour la circonstance. Cette hutte ne sert qu’une fois et est brûlée le lendemain du bal avec les flûtes et les tambours au son desquels les coryphées ont dansé leur pas à la lune.