Page:Le Tour du monde - 14.djvu/130

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étrange, je n’eus pas l’air trop étonné ; durant mon séjour à Nauta, j’avais fait connaissance avec ce charmant petit monstre et je gardais un souvenir très-net des crampes et des douleurs folles qui étaient résultées de mes rapports indirects avec lui ; pour cela, il m’avait suffi de marcher nu-pieds sur des troncs d’arbres renversés, à l’endroit où des tasua-pira étaient passées, laissant après elles une glu caustique, dont l’action, sur la peau, peut être comparée à celle de cantharides préalablement marinées dans de l’acide sulfurique.

Le toxique, assaisonné avec ces divers ingrédients, cuisit encore deux bonnes heures, il y en avait déjà trois qu’il était sur le feu ; lorsqu’il eut pris la couleur et la consistance de la mélasse, le Yahua l’enleva prestement et sans lui laisser le temps de refroidir, posa sur l’orifice du pot deux bâtons en croix, étendit sur eux une feuille d’héliconia et la couvrit de terre.

Le lendemain le pot fut brisé et le poison durci en sortit sous la forme d’un pain de cire noire d’environ quatre livres ; pour le ramollir et y tremper la pointe des flèches, il suffisait ensuite de l’approcher du feu.

Village de Mahucayaté (rive droite de l’Amazone).

Les qualités actives de ce poison sont de courte durée ; après un an ou dix-huit mois de fabrication, de noir et de gras qu’il était, il devient grisâtre et cassant, se couvre d’une espèce de moisissure et n’est bon qu’à jeter. Un coup d’œil suffit aux indigènes pour reconnaître, à quinze jours près, la date de la préparation de ce toxique et dire le nom de la tribu qui l’a préparé. S’ils le fabriquent dans les bois plutôt que dans leurs huttes, c’est moins pour en dérober le secret aux curieux, que pour s’éviter la fatigue d’aller chercher au loin le combustible qui leur est nécessaire et de le transporter chez eux. Dans la forêt, ce combustible abonde et ils n’ont qu’à se baisser pour le ramasser.

À Santa-Maria comme à San-José, je pus admirer à loisir la splendeur de formes qu’étalaient les deux sexes ; la mode des cheveux coupés ras y était en honneur ; certaines beautés, astres encore à leur aurore, avaient le chef si bien tondu, que leur crâne teinté d’un bleu cendré rappelait la fleur des prunes violettes ou le menton fraîchement rasé d’un méridional ; avec leur tête ainsi accommodée et leur face passée au rouge, ces vierges portaient pour vêtement une cravate de folioles de miriti dont les deux bouts tombaient sur leur poitrine ; les hommes et les femmes usaient, comme les néophytes de San-José, de la ceinture à franges et des bracelets en feuilles de palmier, et comme eux s’enduisaient le visage et le corps de rocou.

Soit que la nature eût doté les Yahuas avec plus de libéralité que les castes voisines ou que les jésuites équatoriens qui les catéchisèrent, leur eussent inculqué des sentiments de douceur et d’aménité qu’ils trans-