Page:Le Tour du monde - 14.djvu/141

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trapues, présente un aspect singulier, quand on l’aborde comme nous après le coucher du soleil, à cette heure où le jour n’est plus et où la nuit n’est pas encore.

Les eaux singulièrement poissonneuses de ce lac, n’en déplaise à l’illustre et savant Humboldt, une absence totale de moustiques sur ses rivages, je ne sais quoi de calme et de recueilli qu’on respire avec l’air et qui dispose l’esprit à la rêverie ou à la prière, tous ces avantages réunis, ont donné l’idée aux missionnaires de Pevas, de fonder sur ses bords un village-mission. Un religieux franciscain venu de Pevas à cet effet, y a réuni quelques familles d’Indiens Ticunas déjà catéchisés, et vit au milieu d’elles. À l’époque où nous le visitâmes, ce village, bien qu’il comptât déjà trois ans d’existence, ne possédait que huit maisons parachevées. Les autres, encore à l’état d’ébauche, n’offraient au regard attristé que leurs poteaux rudimentaires.

Le chef spirituel de Caballo-Cocha était un homme d’une trentaine d’années, blanc de peau, brun de poil, taillé en carabinier, portant habituellement les manches de sa robe relevées jusqu’au coude et la queue de cette robe passée dans sa ceinture. Au moment où notre égaritéa accostait, il parut sur la berge, interpella assez rudement mes hommes, leur adressa coup sur coup quelques questions qui me parurent indiscrètes, et comme je me glissais hors du pamacari pour mettre fin à cet interrogatoire, le religieux qui m’aperçut, changea un peu de ton, et après un salut quelconque, m’offrit l’hospitalité sous son toit. J’acceptai son offre et le suivis dans sa demeure, tout en comprenant que ma visite était loin de l’enthousiasmer. Peut-être avais-je interrompu mal à propos ses oraisons, ou dérangeais-je l’emploi de sa soirée.

Durant le souper auquel il me convia, je l’entretins de mon séjour à Pevas et du voyage que j’avais fait à Santa-Maria avec son supérieur, le P. Manuel Rosas. Ces détails que je croyais devoir l’intéresser, le laissèrent d’un froid glacial. Rebuté de mordre à cette nature sans pouvoir l’entamer, je prétextai un excès de fatigue et me retirai dans la chambre qui m’était destinée.

Pirogue de Ticunas sur l’Atacoari.

Le lendemain au petit jour j’allai pousser une reconnaissance le long des rives de Caballo-Cocha. J’y trouvai mêlés à des végétations charmantes, deux variétés de croton, un carolinea à fleurs jaune soufre et ce laurier cinnamome dont la feuille sent le citron et dont l’écorce à odeur de cannelle porte au Brésil le nom de canelon. À cette heure matinale les êtres animés qui habitent les eaux du lac, venaient en foule saluer la lumière ; le fretin bondissait joyeux. Les surubis entr’ouvraient leurs gueules-soupapes, les maïus faisaient miroiter leurs écailles roses, les dauphins rejetaient l’eau par leur évent, les lamantins reniflaient avec bruit, et les caïmans tapis dans les herbes humides bayaient amoureusement au soleil ou faisaient claquer en l’honneur de l’astre leurs mâchoires aux dents pointues.

Après avoir jeté la sonde dans le lac et constaté que ses eaux noires dorment sur un fond de trois brasses, ici de sable pur et là de limon, je revins à la Mission pour prendre congé de mon hôte. Je le trouvai au seuil de sa maison. La nuit qui porte conseil avait influé heureusement sur l’humeur de l’individu. Il sourit presque en me disant que nous déjeunerions bientôt. Je le remerciai de cette prévenance et lui annonçai mon départ immédiat.

« Vous ne partirez pas sans déjeuner ! exclama-t-il.

— Je partirai sans déjeuner, » lui répondis-je.

La stupéfaction que parut lui causer cette nouvelle était une vengeance plus que suffisante de ses petits torts envers moi ; aussi ajoutai-je comme pour atténuer ce que ma détermination pouvait avoir de trop violent :