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« J’ai à travailler sur le fleuve, et ne déjeunerai qu’à Loreto. »

En allant reprendre ma moustiquaire dans la pièce où j’avais dormi, j’y trouvai deux fillettes Ticunas en posture de suppliantes. Un malheureux éclat de rire qu’elles n’avaient pu réprimer pendant la prière les avait fait condamner par le missionnaire à regarder à genoux, douze heures durant, l’angle de la muraille. Au moment où j’entrai, le plus grande des deux, s’ennuyant de compter les brins de paille du torchis, avait fermé les yeux et accroupie sur ses talons, dormait paisiblement. J’obtins le pardon des fillettes qui s’enfuirent de la chambre avec de petits cris d’oiseaux remis en liberté.

Au sortir du canal qui relie à l’Amazone le lac de Caballo-Cocha, nos rameurs coupèrent le fleuve en diagonale pour atteindre le village de Loreto, distant de quatre lieues. Nous y arrivâmes vers les onze heures. Loreto, dernière possession du Pérou que le voyageur trouve sur le fleuve dans la partie de l’Est, compte trente-trois ans d’existence. Les terrains mi-partie d’ocre et d’argile qui lui servent d’assiette, offrent une succession de croupes arrondies et juxta-posées, développées du Sud-Est au Nord-Ouest et pareilles à ces boursouflures que les volcans en travail font éclore autour d’eux. Sur ces monticules coupés par des ravins, s’élèvent seize maisonnettes à toiture de chaume assez espacées pour que leurs habitants ne puissent converser entre eux, même en criant à tue-tête.

Ce morne séjour, péruvien de droit, mais brésilien de fait, est habité par des commerçants portugais qui font en petit un petit commerce de salsepareille, de cotonnades et de poisson salé. Si les distractions y sont rares, en revanche les moustiques y sont très-communs et les chiques ou culex penetrans y abondent ; tandis que les premiers se nourrissent de votre sang, les seconds se creusent, comme des troglodytes, des cavernes et des antres sous les doigts de vos pieds où ils croissent et multiplient sans souci du prurit rageur que vous occasionne leur immonde contact.

Le Loreto-comptoir où Je vécus quelques jours, ne m’eût pas appris grand-chose sur le Loreto-mission d’autrefois, sans une excursion que je fis en compagnie d’un très-jeune Portugais dont je partageais momentanément la demeure. L’égaritéa qui m’avait conduit à Loreto, était repartie pour Nauta, et ce fut dans une pirogue quelconque que nous remontâmes le courant du fleuve jusqu’à la quebrada d’Atacoari où mon jeune homme avait affaire. C’est dans l’intérieur de cette gorge où coule une rivière d’eau noire, qu’en 1710, les jésuites équatoriens avaient fondé, sous l’invocation de Nuestra Señora de Loreto, la première mission de ce nom dont il ne reste plus de traces. Les petits-fils des néophytes, indiens de race ticuna, vivent au jourd’hui à l’état de nature sur les deux rives de l’Atacoari.

L’entrée de la quebrada, étroite et sinueuse, est envahie par l’Amazone qui y pousse un jet d’eau blanche long de demi-lieue. Des branches pendantes, des lianes tendues en hamac d’une rive à l’autre, dessinent sur le bleu du ciel ces festous et ces astragales dont parle l’auteur du Lutrin. À l’heure où nous la remontions, le fleuve, en crue depuis la veille, avait déjà couvert les berges et leurs buissons. Des arbustes dont les troncs avaient disparu, élevaient sur l’eau leur tête en ombelle et semblaient protester contre l’inondation.

Après une heure de voyage en zigzag, au milieu de ces végétaux submergés dont notre pirogue frôlait les cimes, nous passâmes sans transition des eaux blanches de l’Amazone aux eaux noires de l’Atacoari. Parvenus à l’endroit ou la rivière se bifurque, nous obliquâmes à gauche et allâmes débarquer dans une anse où s’élevait un groupe de maisonnettes. Des soldats brésiliens, de l’espèce de ceux qui poignardent leurs chefs sous prétexte de tyrannie, s’étaient réfugiés en ce lieu et y vivaient conjugalement avec des Indiennes Ticunas échappées de quelque Mission. Ces soldats marrons qu’on rencontre assez fréquemment dans les canaux et les igarapés de l’Amazone, où l’arrêt d’un conseil de guerre ne peut les atteindre, nous ont accueilli quelquefois de la façon la plus hospitalière et fait rêver souvent devant le paisible tableau qu’offrait leur intérieur. Tous cultivent quelques plants de manioc et de bananier, chassent et pêchent pour l’approvisionnement de leur table, trafiquent avec les riverains de la salsepareille et du cacao qu’ils vont recueillir dans les bois, et de ce petit commerce retirent quelque argent qui leur sert à acheter des cotonnades pour se vêtir, et des verroteries pour parer leurs épouses. Exempts de maux et d’inquiétudes, sans ambition et sans désirs, ces déserteurs philosophes mis au ban de la société, mais accueillis à bras ouverts par la nature, coulent des jours heureux près des compagnes de leur choix et des marmots bistrés et chevelus que le ciel leur a départis.

L’affaire qui appelait mon Portugais près du doyen de ces planteurs, avait trait à un chargement de salsepareille qu’on lui demandait de la Barra do Rio-Negro, et que l’habitant d’Atacoari promit de livrer à la fin du mois. L’affaire conclue à la satisfaction des deux parties et dûment scellée par une gorgée de tafia bue au même verre, nous soupâmes et nous dormîmes sous le toit du métis brésilien. Le lendemain, au lieu de descendre vers l’Amazone, nous continuâmes de remonter le cours de l’Atacoari.

Aux maisons carrées des soldats succédèrent bientôt les huttes rondes des Ticunas. Ces indigènes qu’on m’avait dit habiter seulement les bords du cours d’eau principal, vivent aussi sur les rives du Yacanga et du Yanayaquina, ses deux affluents de droite et de gauche.

Les premiers Ticunas que nous aperçûmes, m’impressionnèrent très-agréablement. Nous venions de nous mettre en route. Il était sept heures ; le soleil montait : la partie supérieure du paysage était déjà vivement éclairée ; tout le bas flottait encore dans une brume de velours ; les oiseaux babillaient en lissant leurs plumes humides ; les fleurs vivifiées par la fraîcheur du matin commençaient à répandre leurs parfums autour d’elles ; des gouttes de rosée se détachaient des feuilles et tom-