jaunes et surmonté d’une longue aigrette de plumes d’ara, comprimait chacun de ses bras au-dessous de l’épaule ; des bracelets pareils, mais sans pompons ni plumes, cerclaient ses jambes au-dessus des chevilles ; une lance en bois de palmier à pointe dentelée était placée à portée de sa main. La femme n’avait ni hiéroglyphes sur la face, ni bracelets à plumes autour des bras : elle portait au cou un collier de perles de verre rouge, produit de quelque échange fait par son mari avec les Brésiliens ; un ruban de coton tissé entourait le bas de ses jambes et une bande de coton, plus étroite qu’il n’eût fallu, ceignait ses reins.
Ce petit groupe vaguement entrevu dans le demi-jour de la quebrada, et se détachant sur un riche fond de feuillage où l’azur du ciel apparaissait par places, offrait un motif plein de finesse dont j’essayai de tirer parti. J’arrêtai la pirogue au passage, et pendant que mon compagnon amusait les deux Ticunas, je me mettais en devoir de les peindre. Intrigués par la nature de mon travail, autant que par les regards que je jetais sur eux, les conjoints échangeaient des observations dans un idiome qui m’était inconnu et qu’ils semblaient parler avec le gosier plutôt qu’avec la langue. Les gutturales de l’hébreu, les doubles consonnes du quechua, les G, les Jotas et les X du castillan, sont des syllabes veloutées, en comparaison du gargarisme vocal de ces Ticunas, dont plus tard je notai musicalement quelques mots, désespérant de pouvoir les écrire.
Comme la plupart des tribus riveraines, ces Ticunas comprenaient l’idiome Tupi et le parlaient un peu. Aux questions de nos gens sur leur rencontre inopinée à pareille heure, ils répondirent qu’ils venaient de récolter dans leur plantation des bananes et du manioc qu’ils rapportaient chez eux. Cet approvisionnement, en assurant leur subsistance pour huit jours, devait leur procurer le précieux avantage de passer tout ce temps à se bercer dans un hamac sans faire œuvre de leurs dix doigts. En les quittant, nous donnâmes, à l’homme des hameçons, à la femme une paire de ciseaux ébréchés par un long usage. Cette libéralité nous valut des conjoints force remerciements du fond de la gorge, et une patte des bananes qu’ils avaient récoltées.
Nous relâchâmes successivement dans plusieurs huttes Ticunas où, sans autre payement qu’une bagatelle offerte avec grâce à leurs propriétaires, nous mangeâmes, nous bûmes, nous dormîmes, et nous collectionnâmes des flûtes, des tambours, des colliers, des bracelets, des couronnes, des pompons, des aigrettes et autres babioles du crû qu’un bourgeois parisien nous eût enviées, pour en orner les murs de sa villa d’Asnières ou de Pantin.
Les renseignements que nous obtînmes en chemin sur les us et coutumes des Ticunas se bornent aux détails que nous donnons plus bas. Si nous ne les faisons précéder d’aucune notice sur les antécédents de ces indigènes, c’est que le fil qui relie leur présent au passé, nous semble trop fragile pour soutenir une dissertation.
La nation Ticuna, dont il est déjà fait mention dans les relations du XVIIe siècle, occupait sur la rive gauche de l’Amazone, à l’époque où Pedro Teixeira remonta ce fleuve, l’espace compris entre les rivières d’Ambiacu et d’Atacoari. Les Indiens Pehuas et Yahuas bornaient au Nord son territoire. À l’Est elle confinait avec les Yuris de la rivière Iça ; à l’Ouest avec les Orejones de la rivière Napo. Ces limites territoriales sont bien encore les mêmes ; seulement les forces numériques des Ticunas ne sont plus en rapport avec l’étendue du pays que ces Indiens occupaient autrefois. Pris, repris et catéchisés tour à tour par les Carmes portugais et les Jésuites espagnols, qui, en raison des prétentions de leur gouvernement, considéraient la nation Ticuna comme leur propriété légitime et s’en disputaient la possession à main armée, ces indigènes, déjà fort affaiblis par l’action de deux forces contraires agissant sur eux depuis un demi siècle, furent décimés à plusieurs reprises par la petite vérole, ce choléra-morbus des Peaux-Rouges qui vint compléter l’œuvre de Propaganda fide. Ce qui reste aujourd’hui de la nation Ticuna, peut former un total de population de cent cinquante individus ; tous vivent sur les bords de l’Atacoari et de ses deux affluents[1].
Parmi les coutumes des Ticunas, il en est une assez bizarre : c’est leur façon d’accueillir les individus d’une autre nation que la leur. À peine un de ces visiteurs paraît-il au seuil de leur hutte, que tous les Ticunas qui s’y trouvent prennent leurs lances, en présentent la pointe à l’individu et feignent de s’opposer à son entrée. Celui-ci, qui sait que ces démonstrations hostiles sont pure affaire d’étiquette, écarte de la main les armes dirigées contre lui, entre dans la hutte et s’assied sans façon dans le premier hamac venu. La plupart des huttes des Ticunas sont pourvues, comme les salons brésiliens de la province du Para, de trois ou quatre hamacs se faisant vis-à-vis. Lorsque chaque hamac est mis en branle par l’individu qui l’occupe, et cela pour éloigner les moustiques ou se procurer un peu de fraîcheur, et que ces hamacs, comme autant d’escarpolettes, passent, repassent, vont et viennent sans se heurter, on croirait voir les bobines d’un métier de passementerie, exécuter, sans jamais s’atteindre, leur interminable chassé croisé.
Le maître de la hutte s’adresse alors à l’étranger et de cette voix de ventriloque propre au Ticuna : « Qui es-tu ? — d’où viens-tu ? — es-tu ami ou ennemi ? — quelle affaire t’amène ici ? — L’étranger satisfait tour à tour à ces questions ; mais le plus souvent, sa visite n’ayant qu’un but commercial, il se contente d’y répondre en exhibant les objets qu’il apporte et qu’il désire échanger contre des produits de l’industrie des Ticunas. Alors on met bas les armes pour discuter la valeur des objets offerts et celle des articles demandés ; il va sans dire que la discussion est entremêlée de nombreuses coupes de caysuma. Les articles de l’industrie Ticuna consistent en farine de manioc, en sarbaca-
- ↑ Nous parlons des Ticunas qui vivent à l’état de nature et non des individus de cette nation établis depuis un quart de siècle dans quelques villages de l’Amazone.