Page:Le Tour du monde - 14.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Débarrassée de son ennemi, la Ticuna, au lieu de tomber à genoux comme une simple femme et de crier à son dieu Tupana : « Merci, mon Dieu ! » reprit sa place à l’arrière du canot, rama virilement vers sa demeure et y ramena son mari évanoui qu’elle coucha dans un hamac.

Il y avait deux heures que ce fait héroïque s’était accompli quand nous arrivâmes chez la Ticuna, poussés par le besoin de déjeuner. La virago, tout en nous donnant des bananes et des racines, raconta la chose à nos gens, sans gestes, sans émoi et comme s’il se fût agi d’un incident vulgaire. Pendant que je faisais au crayon le portrait de cette Amazone, mon hôte, qui se disait plus fort en chirurgie que bien des chirurgiens, prit un mouchoir de cotonnade, l’imbiba de tafia, le saupoudra de sel et en coiffa de nuit le Ticuna, couché dans son hamac et brûlant de fièvre. J’ignore ce qui s’ensuivit.

Dans la même journée nous achetâmes, à une vieille femme Ticuna, noire, plissée, ridée, ratatinée, hideuse et presque nue, un petit tapir qu’elle avait élevé et dont le sifflet était plus aigu que celui d’un maître d’équipage ; le prix d’achat fut un collier de perles en verre jaune, que la vieille mit à son cou avec un affreux sourire de coquetterie. Ce pachyderme, de la grosseur d’un cochon de six mois, n’avait pas encore quitté la prétexte pour vêtir la robe virile : au lieu du pelage couleur de suie qui caractérise les tapirs adultes, le corps de celui-ci était zébré longitudinalement de noir, de gris et de jaune de Naples ; à la régularité de ces zones, à la vivacité de leurs nuances, on eût cru que la charmante bête était vêtue d’un fourreau d’indienne rayée.

Une descendante des Amazones.

En peu d’heures nous devînmes inséparables ; c’était une excellente pâte d’animal, doux, humble, caressant et toujours prêt à témoigner sa reconnaissance à qui lui chatouillait le ventre. Son seul défaut était de baver sur ma chaussure et d’en dénouer les cordons ; mais ce défaut, si c’en est un, était racheté chez mon tapir par tant de qualités que je le tolérais sans peine. Ce gentil compagnon de route me fut ravi par la Parque inflexible un mois après son installation près de moi ; lorsqu’il mourut en vue du lac d’Ega, j’étais en train de faire un bout de toilette pour me produire devant les autorités de l’endroit ; le temps me manquait pour dépouiller l’animal de sa robe et la conserver à la science ; je le lançai tout habillé dans l’Amazone en priant les caïmans d’épargner ses restes.

Au sortir des eaux noires et des forêts splendides de l’intérieur, l’Amazone et ses rivages me semblèrent pâles de couleur et maigres d’aspect ; mais Loreto, en particulier, me parut affreux. Les chiques et les moustiques, que j’y retrouvai plus vivaces et plus abondants