Page:Le Tour du monde - 14.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désordonnés, faisaient conjecturer la scène terrifiante qui se passait près de moi. À tout cela se mêlait je ne sais quel sourd et horrible bruit rauque.

Pourtant ma pensée reprit son cours, et mon premier mouvement fut de battre en retraite aussi silencieusement que possible ; je reculai vers la rive que je venais de quitter.

Évidemment l’animal inconnu que j’avais fait fuir était tombé sous les griffes des lions en pénétrant dans le bois où ils étaient, selon toute apparence, en embuscade. Le sort de cette malheureuse bête, qui n’avait pas même eu le temps de jeter un cri, eût été probablement le mien sans cet incident.

En compagnie des singes. - Dessin de Karl Girardet.

Ayant rejoint la rive, je me hâtai furtivement de la suivre en remontant, et je doublai ainsi la pointe sablonneuse de l’île sans abandonner le bord de l’eau. J’entendais toujours les débats et les cris des lions ; comme ils paraissaient être plusieurs, j’écoutais de temps à autre pour m’assurer si l’un d’eux n’était pas à ma poursuite. Le chemin me sembla fort long, mais j’arrivai enfin en présence de la barque ; la planche qui la mettait en communication avec la terre avait été retirée. J’aperçus, par leurs silhouettes sur le ciel, nos hommes debout sur le pont, écoutant avec une anxiété d’autant plus vive qu’ils savaient que pour venir à bord je devais passer précisément par le lieu où s’étaient fait entendre les rugissements. Le reis, en effet, ne s’était décidé à amarrer sa barque en cet endroit qu’après s’être assuré que je pourrais pénétrer dans l’île pour l’atteindre. Il était du reste évident d’après les cris et les bruits que l’on avait entendus, que les lions avaient atteint une proie et la dévoraient. Pour les gens du bord, qui connaissaient les habitudes de ces animaux et leur manière particulière de rugir lorsqu’ils tiennent une victime, cela ne laissait aucun doute ; aussi une exclamation s’échappa de toutes les poitrines quand j’élevai la voix pour demander qu’on vînt me chercher ; les épaules d’un nègre me servirent de pont. Chacun me combla de félicitations ; la protection d’Allah était évidente : « Allah kérim ! Inchallah ! » dirent les musulmans du bord.

Amen ! répétai-je tout bas.

Trémeaux.

(La fin à la prochaine livraison.)