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vateur du Musée, le voyageur ne put donner sur elle aucun renseignement ; et comme, de son côté, le conservateur ne devinait ni n’imaginait rien, il relégua l’idole dans une salle basse avec quelques-unes de ses pareilles et se contenta de la désigner sur le livret de l’établissement par ce chiffre et ces mots : 670. — Statue de singe. — hauteur 1 mètre 35 centimètres ; notice explicative qui dut sembler insuffisante aux esprits d’élite, mais dont le public du dimanche se montra généralement satisfait.

Si nous nous sommes appesanti sur le compte de cette idole, c’était dans la crainte de voir plus tard un voyageur novice attribuer aux Indiens Manaos de la Barra du Rio Negro une œuvre sculpturale que les nations de l’hémisphère nord, en marche à travers ce continent du Sud, durent autrefois laisser derrière elles comme une attestation de leur passage[1].


Ancien pilier de démarcation ou padrao.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis mon arrivée à la Barra. Le pilote et les rameurs qui m’y avaient amené, étaient repartis pour Loreto, après m’avoir fait leurs adieux. Pour que ces bonnes gens ne me gardassent pas rancune de l’excès de labeur que leur avaient occasionné mes fantaisies hydrographiques, j’avais vidé dans leurs mains le cabas indigène qui contenait mes objets d’échange et les avais approvisionnés pour longtemps de couteaux, de ciseaux, de hameçons, de miroirs, de rassades, toutes choses dont je n’avais que faire en pays civilisé.

Le sloop Santa-Martha, qui devait me conduire au Para, avait complété son chargement et se balançait sur son ancre, en attendant le moment de partir. Averti d’avance par l’armateur du petit bâtiment, un major d’infanterie, qui parlait peu et riait moins encore, j’avais fait mes paquets et me tenais prêt à monter à bord au premier signal.

Ce signal me fut donné un matin, à onze heures. Depuis la veille, le sloop s’était halé hors des ruisseaux-docks et était allé se poster au large. Quelques commercants de la Barre, qui avaient paru s’intéresser à mon voyage, à en juger par l’accueil amical qu’ils avaient fait à mon individu, voulurent, à l’issue d’un déjeuner pris en commun, m’accompagner jusqu’au sloop sur un radeau décoré de feuillages. Le vin d’Oporto et le tafia dont on avait vidé quelques bouteilles, entraient pour beaucoup dans cette détermination. Une demi-lieue nous séparait du sloop. Ce trajet s’effectua au milieu des chants et des rires. En atteignant le bâtiment, je pris congé de la troupe joyeuse qui me salua de vivats prolongés, but un dernier coup à ma santé et se mit en devoir de regagner la terre. Un coude de la rivière la déroba pour toujours à mes yeux. Après une heure de descente et l’embouchure du Rio Negro dépassée, nous bordions la grand’voile et, serrant le vent au plus près, nous courions bâbord-amures notre première bordée sur le Bas Amazone.

Avant de suivre dans une nouvelle région ce grand fleuve que, sous le nom d’Apurimac, nous avons vu sortir du lac de Vilafro, au pied des Andes occidentales[2] et confluer par 10° 75’ avec le Quillabamba-Ucayali dont nous avons longé constamment les bords, jetons un dernier coup d’œil sur la partie supérieure de son cours. Le commandant du sloop Santa-Martha, un jeune Indien Uaüpé, croisé de Portugais, qui en est à la fois le capitaine, le subrécargue et le pilote, assure que la bordée que nous courons sur San José de Maturi durera près d’une heure. Or, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour dresser le bilan ethnologique du Haut-Amazone. Avant que le moment soit venu de changer d’amures, nous saurons à quoi nous en tenir sur la situation réelle, dans le passé et le présent, des lieux, des hommes et des choses que nous laissons derrière nous.

  1. Par son style, son exécution et la nature de la pierre employée, cette icone appartient à la série des œuvres de l’art indo-mexicain dont les nations voyageuses des plateaux d’Anahuac importèrent la tradition dans cette Amérique du Sud. Nous avons donné des échantillons gravés de ces œuvres dans notre monographie des Incas. Les archéologues, désireux de juger de la ressemblance de l’idole sus-mentionnée avec les spécimens par nous donnés, trouveront celle-ci, non plus dans la salle basse dont nous avons parlé, mais au second étage du nouveau musée du Louvre et derrière la porte d’un étroit couloir où sont rassemblés quelques restes frustes de la statuaire mexicaine.
  2. Les sources de l’Apurimac. —Scènes et paysages dans les Andes, 1er série. — Hachette, 1861.