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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/278

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long serpent blanc se déroulant dans la vallée. Ses bords sont couverts de bois touffus et parsemés de cette belle bruyère violette, que j’avais admirée déjà près de Barmouth.

Après Beddgelert, on aperçoit la charmante vallée de Colwyn et le lac de la Chaise, Llyn y Gader, mare noirâtre près de laquelle est une pierre fort curieuse appelée Pitt’s head ou la tête de Pitt, et qui, vue d’un certain endroit, ressemble beaucoup au profil bien connu du célèbre homme d’État.

Quelques minutes après on côtoye un lac appelé Llyn Cwelyn, dont les eaux sont obscurcies par la masse sombre de Mynydd Mawr, haute montagne, dont une partie s’avance sur le lac et porte le nom de Craig Cwm Bychan. Quoique ce point paraisse inaccessible, il garde encore des traces de fortification bretonne. Un Gallois me raconta la légende suivante. Le frère de Constantin le Grand passait à la tête de ses soldats, le long de cette gorge, pour aller rejoindre sa mère Hélène, lorsqu’il fut tué d’un coup de flèche par Cidwn, célèbre chef de brigands. Un soldat, chargé de porter cette triste nouvelle à la mère, la rencontra dans un des défilés qui conduisent à Tan y Bwlch. Elle s’avançait joyeuse, pensant que son fils n’était pas loin ; mais, dès qu’elle connut la catastrophe, elle tordit ses mains de désespoir, et s’écria : Craes awr imi ! Oh ! malheur à moi !


VII


Carnarvon. — L’Eisteddfod. — Origine de cette institution. — Les trois Journées. — La pierre du Gorsedd. — Curieuse proclamation. — Devises et drapeaux. — L’Ariandlws. — La lampe d’argent. — Cérémonie de la chaire bardique. — Intérieur du château de Carnarvon. — Souvenirs d’Édouard Ier. — Le massacre des bardes.

J’arrivai le soir à Ctarnarvon et trouvai cette ville encombrée de monde qu’attirait la grande cérémonie de l’Eisteddfod. La réunion bardique devait avoir lieu dans l’intérieur du château, à l’entrée duquel je remarquai au-dessus des trois rayons bardiques dont j’ai parlé, un œil, symbolisant l’œil divin, l’œil de la lumière, dans le langage des bardes.

Avant de décrire les séances de l’Eisteddfod, il est bon de dire quelques mots sur l’origine et le but de ces réunions. Les anciens druides et bardes de l’île de Bretagne, si honorés parmi les Kymris, tenaient leurs Gorsedd ou assemblées dans des lieux sacrés et à des époques déterminées, comme aux équinoxes et aux solstices. L’institution du Gorsedd remonte à ces âges reculés où l’on élevait les austères monuments dont nous voyons les restes à Stonehenge et à Carnac. Les druides et les bardes présidèrent aux destinées de la nation bretonne, et dominèrent le peuple et les princes jusqu’à l’année 60, ou Suétonius Paulinus en fit un terrible massacre. L’introduction du christianisme compléta la destruction du druidisme antique, mais les bardes survécurent aux druides, leurs associés, et gardèrent beaucoup de leurs traditions au sein du christianisme. L’institution bardique est attribuée à un personnage historique ou mythique, appelé Tydain. Les traditions nationales disent que le tombeau de Tydain-ap-Awen est situé au pied de la colline d’Awen, là où vient mourir la vague murmurante. Ce Tydain, dit M. Ampère, pourrait bien être le Teutatès ou Mercure gaulois, inventeur des Arts. Ap-awen veut dire père de l’awen, c’est-à-dire de l’inspiration bardique. L’awen s’obtient en passant une nuit sur la montagne du Snowdon, appelée en Kymrique Pen-Eriri, le pic des Aigles.

Les écrivains grecs et romains nous apprennent que les bardes, associés aux druides, étaient les guides du peuple, et lui enseignaient la morale et le patriotisme[1].

L’Eisteddfod, simple réunion poétique et musicale, a remplacé l’ancien Gorsedd politique, judiciaire et religieux tout à la fois. Gorsedd voulait dire tribunal. On voit encore dans l’île de Man des cercles de pierres dans lesquelles, disent les traditions, se tenaient les Gorsedd.

Les Eisteddfods se composent de bardes, de joueurs de harpe et de personnes de toute condition qui se rassemblent, à des époques déterminées, dans telle ou telle partie de la principauté de Galles. Le but de ces assemblées est d’encourager la littérature, la poésie, la musique et les sciences, et de maintenir la culture de la langue nationale. Depuis un temps immémorial, il s’en est tenu de semblables chez les Kymris, sous la sanction des princes du pays. Soutenues par le sentiment énergique du peuple, elles ont été tantôt entravées, tantôt autorisées ou tolérées par les dominateurs anglais.

Le roi Arthur, auquel tout se rapporte en Galles, est, dit-on, le fondateur des Eisteddfods.

« Anciennement, dit M. de la Villemarqué, les assemblées des bardes, avaient lieu tous les trois ans. Ces réunions se rattachaient sans doute aux synodes bardiques et druidiques, qui se tenaient, dit César, dans un lieu consacré au centre même de la Gaule. Les lois de Moëlnud les nomment des congrès privilégiés de fraternité et d’union, et il y a lieu de croire qu’elles faisaient partie primitivement des institutions religieuses celtiques. La chute du druidisme, en les dépouillant de leur caractère païen, ne put toutefois leur ôter leur esprit national, civil et littéraire. Elles continuèrent d’être utiles à la conservation de l’art poétique et musical parmi les descendants des bardes… Ces joutes intellectuelles ont du rapport avec les combats littéraires que se livraient les poëtes du sixième siècle à Rome, où le sénat décernait au vainqueur un tapis de drap d’or pour couvrir son fauteuil académique ; leur ressemblance avec les fêtes dionysiaques, où l’on couronnait les plus belles hymnes en l’honneur de Bacchus, n’est pas ce qui me frappe le plus. C’est avec les cérémonies religieuses de la Samothrace qu’elles ont le plus de rapport ; c”est avec les mystères auxquels allèrent se faire initier Orphée et Pythagore. Ceint d’une écharpe de pourpre, comme le barde d’une écharpe bleue, couronné d’un rameau d’o-

  1. Ils reprirent ce rôle après la chute de l’empire romain, et furent les inspirateurs de la résistance nationale des Kymris, durant des siècles, contre les Anglo-Saxons, puis contre les Anglo-Normands. Ils conservèrent aussi en secret beaucoup d’idées mystiques et philosophiques, remontant à l’antiquité celtique : c’est ce qu’on appelle le néo-druidisme. (Note de M. Henri Martin.)