Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 15.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livier, comme le barde peut-être d’une branche de bouleau, le poëte initié était installé sur un siége, tous les autres initiés formant un cercle autour de lui, et se tenant par la main dans une ronde. Cette cérémonie, dit Platon, s’appelait intronisation, et l’initié recevait le même nom que le chef des bardes bretons : enfin l’un et l’autre devaient garder toute leur vie l’écharpe initiatrice. Maintenant, si l’on observe que la Samothrace était le sanctuaire de ces initiations et que le culte cabirique, religion de la Samothrace, se répandit dans le pays des Celtes, puis dans les îles Britanniques, où les Grecs l’ont positivement reconnu, selon le témoignage formel de Diodore de Sicile et de Strabon ; si l’on se rappelle, d’autre part, que les Pythagoriciens passaient pour les instituteurs des bardes et des druides celtiques, peut-être pensera-t-on que les joutes poétiques des bardes bretons étaient l’ombre de certaines initiations religieuses d’autrefois. »

C’est à partir du sixième siècle qu’on commence à signaler des Eisteddfods ; en 540, une assemblée de ce genre fut tenue à Conway sous le patronage du prince Maelgwyn, qui imposa, dit-on, aux compétiteurs, la condition bizarre de traverser à la nage la rivière, large en cet endroit de près d’un mille. Toutes les harpes furent mises hors de service, mais les bardes qui savaient leurs compositions par cœur, n’en remportèrent pas moins toutes les récompenses. Griffith ap Cynan, prince des Galles du Nord, fut un des plus grands protecteurs des Eisteddfods, et ses lois concernant le bardisme et la musique existent encore. Les cruelles exécutions d’Édouard Ier ne réussirent pas à extirper les bardes ; ses successeurs tolérèrent les restes de l’institution bardique. En 1400, lorsqu’Owen Glendover eut levé l’étendard national contre le roi d’Angleterre, Henri IV, les bardes s’enflammèrent d’un nouvel enthousiasme, et animèrent le peuple à la résistance. La défaite d’Owen fut un coup terrible pour eux ; ils furent persécutés, et Henri IV interdit leurs assemblées qu’ils ne purent reprendre que sous Henri V.

Henri VIII et la reine Élisabeth accordèrent des lettres patentes pour tenir des Eisteddfods : il y en eut de très-importants au dix-septième siècle ; en 1796, l’autorité en prit ombrage, car Iolo Morganwg y déployait le drapeau tricolore, et ses sympathies pour la Révolution française déplaisaient fort à William Pitt. « Le nom de Bonaparte, » dit M. Ampère, « fut pour quelque chose dans l’effroi des shériffs ; et ainsi, par un jeu étrange de la fortune, le vieux bardisme gallois disparut devant l’ombre de Napoléon. »

Depuis cette époque, les Eisteddfods ont été renouvelés avec ardeur, et se tiennent tous les ans dans quelques villes galloises. Ils sont très-populaires, et stimulent puissamment l’art de la composition en prose et en vers ainsi que l’étude de la musique ; ils inspirent aux Gallois de toutes classes un vif sentiment du rang élevé qu’ils méritent comme peuple. Malheureusement, les traditions s’altèrent : la couleur galloise n’est plus si pure qu’autrefois dans ces assemblées, et l’élément anglais s’y introduit dans de trop fortes proportions. Plus d’un orateur prêche l’étude de la langue anglaise, sans laquelle, disent-ils, on ne peut arriver à rien. Je dois dire que, dans l’Eisteddfod, j’ai entendu plus de speeches anglais que de discours en langue kymrique. On semble chercher à transformer peu à peu cette institution en une espèce de meeting, ou réunion annuelle ou l’on donne des prix et des récompenses, mais qui tend à n’avoir plus rien d’exclusivement gallois.

L’Eisteddfod, convoqué un an et un jour à l’avance, suivant les rites et coutumes des bardes de l’île de Bretagne, devait durer quatre jours, par dérogation aux anciennes traditions druidiques, qui appliquent partout le nombre trois. Il s’ouvrit le mardi 26 août, à Carnarvon, le Segontium des Romains, et l’ancienne capitale des Galles du Nord à l’époque où elles étaient gouvernées par leurs princes. Des milliers de personnes étaient venues des environs, et la ville était garnie d’arcs de triomphe, décorée de fleurs, et pavoisée de bannières de toutes sortes.

La réunion devait avoir lieu dans l’intérieur du château. Le comité de l’Eisteddfod s’assembla à l’hôtel de ville, où l’on forma une procession qui, précédée de la musique militaire, se rendit à la pierre du Gorsedd, sur la place du château.

Au milieu d’un cercle de pierres (le cercle sacré des traditions), on avait dressé un cromlech assez bizarrement placé au pied d’un réverbère. Les bardes entrèrent dans le cercle et admirent auprès d’eux les porteurs des décorations bleues, vertes et blanches, insignes des bardes, ovates et druides. Deux servants, qui avaient tiré l’épée d’or, la déposèrent, en signe de paix et de concorde, aux pieds du barde président, qui, monté sur le cromlech et la tête nue, ouvrit le Gorsedd parla proclamation suivante :

« La vérité contre le monde.

« En l’année mil huit cent soixante-deux, le soleil approchant de l’équinoxe d’automne, le matin du vingt-sixième jour d’août, après exacte proclamation et avis d’un an et un jour, ce gorsedd est ouvert près du château royal de Carnarvon, dans la province de Gwynedd, avec appel à tous ceux qui voudront se rendre à cette réunion, où ne sera dégainée contre eux aucune arme, et où jugement sera prononcé sur toutes les œuvres poétiques soumises à son appréciation, à la face du soleil et devant l’œil de la lumière.

La vérité contre le monde. »

Cette formule, conservée depuis les temps les plus reculés, rappelle ces époques où l’état de guerre perpétuel du pays de Galles n’engageait guère à voyager sans une protection assurée de la part du prince qui réunissait l’Eisteddfod.

Anciennement les rites bardiques s’accomplissaient avec les costumes druidiques ; comme on l’a vu plusieurs fois à Abergavenny, où hommes et femmes marchaient en procession, vêtus de grandes robes blanches, et couronnés de guirlandes de chêne. Maintenant l’habit noir