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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/287

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Après bien des recherches, un des messagers du roi, en passant dans un village, entendit au milieu d’une dispute, un enfant dire à un autre : « Ô fils sans père ! tu ne gagneras pas. Va ! » Aussitôt l’envoyé fit chercher la mère de l’enfant et la conduisit avec son fils près du roi. On interrogea la mère, qui avoua que son fils devait le jour à un esprit. La mort de ce mystérieux enfant fut résolue ; mais déjà il avait étonné ceux qui l’avaient amené, par la sagesse de ses réponses. Il dit à Vortigern qu’il s’appelait Merlin, et demanda à parler aux sages : dès les premiers mots, il leur montra leur ignorance. Il conduisit le roi sur une haute colline, d’où il lui fit voir deux dragons, l’un blanc, l’autre rouge[1], combattant avec acharnement. « Tant qu’ils lutteront ainsi, dit Merlin, il te sera impossible de bâtir la forteresse, car ils sont puissants, et les esprits leur obéissent ; mais tu as près de toi quelqu’un qui est plus puissant qu’eux et qui peut les dominer. Le dragon rouge, c’est le tien ; le blanc, celui des Saxons. Ces derniers seront d’abord vainqueurs, mais à la fin la nation rejettera les Saxons dans la mer. Quant à toi, tyran, fuis loin d’ici, tu ne pourras jamais bâtir cette citadelle ; va chercher dans d’autres pays un lieu plus sûr où te réfugier ; moi je ne quitterai pas cette terre ; elle m’a été donnée par ma destinée. » Le tyran épouvanté, abandonna au jeune prophète sa citadelle, et se retira dans la vallée de Gwrtheyrn. On montre encore au voyageur la cellule du magicien, et tout auprès les tombeaux des conseillers de Vortigern. La tradition rapporte aussi que presqu’au sommet du Snowdon, s’ouvre une large caverne où Merlin, par crainte des Saxons, cacha ses joyaux et son fauteuil d’or.

Dans le voisinage de Dinas Emrys est le beau lac appelé Llyn Dinas, qui tire son nom du fort de Merlin : il est entouré de montagnes grandioses. C’est près de là que se retira le fameux prince Madoc, avant d’accomplir l’expédition qui l’immortalisa : il fonda une chapelle, et y fit prier en faveur de son voyage. D’après les historiens gallois, ce prince passe pour avoir découvert l’Amérique avant Christophe Colomb ; voici ce qu’ils racontent à ce sujet. Madoc était un navigateur du quinzième siècle (on trouve dans les écrits des poëtes de cette époque des allusions fréquentes à ce personnage). Il partit avec ses frères et aborda vers le nord à une terre où il vit des choses extraordinaires. Il revint au bout de quelques mois, et repartit emmenant avec lui tous ceux qui voulurent le suivre. On a supposé que le pays où ils s’établirent était la Floride : suivant Lopez de Gomara, à Acusanus et dans d’autres endroits du Yucatan, le peuple adorait la croix ; d’où l’on croit pouvoir induire qu’il y avait là des chrétiens avant les Espagnols ; mais comme ils étaient en petit nombre, ils durent peu à peu adopter la langue et les coutumes du pays qu’ils habitaient. Benjamin Struton qui dit avoir découvert les Indiens gallois, remarqua qu’ils observaient le dimanche. Anciennement en Galles, on déclarait la guerre en lançant une flèche près de la maison des chefs ; le même usage s’est retrouvé chez plusieurs tribus indiennes. Il est curieux aussi de noter, avec les croix trouvées à Mexico et au centre de l’Amérique, les mots bretons et les noms de localités encore en usage jusqu’à ce jour. On peut citer Gwandro, qui veut dire en gallois écouter ; le Pengwin (pingouin), qui signifie oiseau à tête blanche ; l’île de Corroseo (curaço), le cap Breton, la rivière de Gnawdor, et le rocher Blanc, Pen Gwyn. Serait-il donc permis de supposer, avec les historiens gallois, que Madoc et ses compagnons habitèrent l’Amérique longtemps avant l’arrivée de Christophe Colomb.

Près de Llyn y Dinas, la nature offre un champ sans bornes à la peinture ; c’est là que le fameux artiste anglais Wilson composa ses plus beaux tableaux. Il est triste de penser que la vie entière de cet homme remarquable se soit passée dans la pauvreté, et que ses derniers moments aient été assombris par le désespoir et le besoin.

J’arrivai bientôt à Beddgelert, charmant village, situé à la jonction de trois vallées, dont les prairies verdoyantes contrastent avec l’âpreté des montagnes environnantes. L’église a été fondée, croit-on, par Llewelyn ap Farweth, en souvenir du salut de son fils, et comme expiation de sa fatale colère, décrite si pathétiquement dans un poëme de Spencer. Voici ce que raconte la légende qui a inspiré le poëte :

« Llewelyn le Grand avait une résidence dans ce canton. Un jour qu’il revenait de la chasse, son chien Gelert s’élança vers lui, tout joyeux ; Llewelyn voyant la gueule du chien rouge et ensanglantée, courut au manoir, et trouva le berceau de son enfant renversé, et, tout autour, des taches de sang. Croyant que son lévrier avait étranglé son enfant ; il tira son épée et le tua. Un instant après, en retournant le berceau, il vit l’enfant endormi près d’un loup étranglé. La vérité lui apparut aussitôt, et, profondément affligé, il enterra avec honneur son chien fidèle, et lui éleva un tombeau. De là le nom de Beddgelert, où le tombeau de Gelert. »

Avant de continuer ma route, je fis une excursion jusqu’au pont Aber-Glas-Llyn. À mi-route, on me montra un rocher appelé la Chaise de Rhys Goch O’ryri, le célèbre barde patriote des montagnes. Les Anglais craignaient beaucoup ses chants insurrectionnels, et, après la défaite de ses compatriotes, il n’échappa à leur vengeance qu’en fuyant de montagne en montagne. Rhys-Goch se réfugia à Beddgelert, et tous

  1. Dans les triades galloises on trouve à ce sujet les curieux paragraphes suivants sous cette légende : les trois révélations de l’île de Bretagne.

    1o La tête de Bran, le béni, le fils de Lyr, cachée sous la colline blanche de Londres : tant qu’elle restera cachée, aucun malheur n’arrivera au pays, mais le roi Arthur l’a montrée par orgueil, car il avait résolu de défendre son royaume par sa seule force.

    2o Les os de Gwrthr, qui étaient dispersés et enterrés dans les différentes parties du pays, mais Vortigern par amour pour Rowena, les montra, et ruina ainsi le royaume.

    3o Les dragons cachés par Lludd, fils de Béli, dans la forteresse de Pharaow, au milieu des roches d’Eryri (le Snowdon), mais révélés par Vortigern en haine de ses sujets, qui lui reprochaient d’avoir introduit les Saxons.