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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/368

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« Je suis une femme sans protecteur : où devrai-je habiter, maintenant que mon frère Lemma est monté aux cieux ? »

Près de Oaldubba, j’entendis des jeunes filles chanter dans une langue qui m’était inconnue, et que je trouvai plus rude et plus gutturale que l’amhara. On me dit que j’entrais en pays de race et de langue tigréennes, et ces chants seuls eussent dû suffire à me le montrer. Autant les Amhara sont graves, taciturnes, voire un peu gourmés, autant les Tigréens sont gais, démonstratifs, et « bons enfants. » De grands enfants en effet : très-braves, mais de peu cervelle, ils n’ont presque jamais su se gouverner eux-mêmes et ont été, dans ces derniers temps, deux fois conquis par les Amhara, sous Oubié et sous Théodore II.

Dans la guerre civile de 1856 à 1860, la France inclinait du côté des Tigréens, l’Angleterre favorisait les Amhara. On pourrait dire, sans paradoxe, que ces sympathies répondaient à des similitudes de caractère national.


Fleur composée. — Dessin de Faguet d’après l’herbier de M. Lejean.

Trois jours après je descendais au bord du Takazzé, que je trouvai en pleine décroissance (quatre pieds de profondeur moyenne) roulant une eau sombre entre deux rives couvertes de forêts épaisses en partie inondées lors des crues et qui ont tous les miasmes redoutables de la forêt vierge d’Amérique. Aide par les villageois d’Addi Dembessa, nous passâmes la rivière à gué, et mes hommes y entrèrent sans nulle inquiétude, ce qui me fait un peu douter des belles histoires de crocodiles qui courent sur ce beau fleuve. M. Schimper m’a même parlé d’un homme poursuivi par un crocodile jusqu’au plateau qui surplombe le fleuve d’une lieue de distance et de deux mille pieds de hauteur. Je le croirais plus volontiers s’il m’avait juré l’avoir vu.

Au sommet du plateau dont nous mîmes plus de cinq heures à escalader la rampe, j’arrivai à Dega ou plutôt Idaga chaha, où coule la rivière Maï Islamaï, témoin d’une lutte sanglante où périt il y a trente-cinq ans la liberté du Tigré. Sobogadis, roi des Tigréens, y fut battu par une coalition de chefs de l’Amhara et de mercenaires galla, et massacré de sang-froid après la bataille. Il se passa là un fait étrange : Hagous, fils de Sobogadis, tua d’un coup de fusil le porte-parasol du ras Maro, chef de l’armée coalisée, et d’un second coup, le ras lui-même. Cet accident pouvait compromettre gravement le sort de la bataille : tout fut sauvé par la présence d’esprit d’un officier qui, voyant le ras chanceler, sauta en croupe de son cheval, prit le cadavre à bras-le-corps et le maintint dans cette position aux yeux de l’armée abusée, en le masquant à l’aide du large parasol.

On chante encore dans le Tigre un chant funèbre très-émouvant sur cette fatale journée :

« Hélas ! Sobogadis, la colonne des pauvres, — Est mort à Idaga, — noyé dans son sang. — Les gens d’Idaga s’en trouveront-ils mieux — De manger d’un blé engraissé de ce sang ! — Pour la moitié d’un pain, pour une coupe de tedj — Il est tombé à Idaga, le champion de la foi. »

Le pays où j’entrais était la vaste et riche province du Chiré, qui me parut populeuse, fertile, mais un peu déboisée. Du temps de Bruce, elle avait pour capitale une grande ville que le célèbre voyageur appelle Siré, et dont il ne reste plus de trace. J’ai même cru quelque temps qu’elle n’avait jamais existé, mais ce qu’en dit Bruce, a un tel caractère de précision qu’il me répugne de croire qu’il l’ait absolument inventée.

La contrée entière était une vaste plaine qui se développait entre le Mareb et le Takazzé, et qui s’effondrait de temps en temps en cavités énormes qui recueillaient les eaux de la plaine et les versaient à ces deux fleuves. Je longeai quelques unes de ces cavités, celles d’Irmi, de Goumalo et autres, pittoresques et terribles. Je traversai successivement les villages d’Anana-Amba, Maï, Cheverni, Addi Ghedad, Beles, Seleklaga, Ouokro, et je descendis dans une belle prairie marécageuse, sur la gauche de laquelle s’élevaient de grands pics aux formes bizarres. Au bout de la prairie, je trouvai Axum, l’ancienne capitale des négus et la ville sacrée de l’Abyssinie.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)