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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/370

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indiquent qu’ils servirent à porter les statues colossales de Sirius, l’aboyant Anubis ou la canicule. Il y a encore en place cent trente-trois de ces piédestaux… mais il n’y reste que deux figures de chiens qui, quoique très-mutilées, montrent aisément qu’elles sont sculptées dans le goût égyptien. Elles sont de granit, mais il paraît cependant qu’il y en a eu quelques autres de métal. Axum était la capitale de la province de Siris ou de Siré. Ainsi on voit les rapports que cette ville pouvait avoir avec la constellation du chien…

« Il y a aussi des piédestaux sur lesquels ont été placées des figures de sphinx… Dans l’intérieur (du ghedem) sont des piliers, lesquels paraissent d’ouvrage égyptien. Sur ces piliers étaient autrefois de petits emblèmes de la canicule, probablement de métal. »

Voilà, certes, une description bien circonstanciée ; faut-il ajouter que ces détails, surtout ceux qui sont soulignés, sont nés d’un rêve hardi du grand Écossais ? Ils n’existent pas aujourd’hui, et il est bien reconnu qu’ils n’ont pu exister il y a un siècle ; dès lors, comment qualifier une imposture pareille, aussi bien que l’invention d’une inscription de Ptolémée Évergète ?

Cette sotte histoire du culte du chien chez les Abyssins, affirmée avec aplomb par Bruce, avalée par des centaines de pédants, a fait le tour du monde. De braves gens qui ont nié la moitié de ses voyages, n’ont pas songé à douter de l’histoire de Sirius ; et comment en douter ? Au rapport de Pline, les Éthiopiens appelaient le Nil Siris (Siris… nominatus per aliquot millia) et Siris est évidemment le Takazzé ; une province voisine se nomme Siré (lisez Chiré) ; concluez, et on a conclu !

Mon plan levé, je m’empressai d’aller visiter les obélisques, qui m’étonnèrent par leur masse et leur excellent état de conservation. On trouve dans Lefèvre un beau dessin de la grande aiguille, celle qui porte les singulières et inexplicables figures que tout le monde connaît.

Le brave Poncet, qui n’y a vu que des serrures, s’étonne à bon droit de trouver de pareils dessins dans un pays où l’on ne sait plus ce que c’est qu’une serrure. Je ne propose rien, et me borne à constater une impression générale dont il est difficile de se défendre en voyant toutes ces masses, les unes debout, les autres couchées par terre et achevées, les autres ébauchées, et à deux cents pas au flanc de la montagne, les carrières d’où elles sont sorties et qui semblent ouvertes d’il y a vingt ans, tant ce ferme et beau granit résiste à toute action de l’air.

Tout cela ressemble bien à une ville bâtie sur un signe de quelque autocrate et interrompue par une grande catastrophe, une invasion peut-être.

Pendent opera interrupta, minæque
Ingentes.

C’est, du reste, l’observation que m’avait faite avant ma visite à Axum, le docteur Schimper, bon juge en fait de choses d’Abyssinie.


XXXIII


L’église d’Axum. — Un filleul de Théodore.

Après avoir dûment étudié les obélisques, je me dirigeai vers l’église, qui se détache fort gracieusement des massifs d’arbres qui l’entourent. Je n’y vis de bien intéressant que le sanctum sanctorum où l’on conserve le tabot, l’arche sainte que les Abyssins croient fermement être la même que Salomon donna à son fils Menilek quand celui-ci vint faire souche en Éthiopie. On arrive au parvis en descendant quelques degrés d’un aspect assez monumental, mais tout modernes, bien que Bruce ait commis l’inconcevable erreur d’y voir les degrés d’un temple antique contemporain des obélisques et du culte du chien.

Je voulus copier une inscription ghez fort connue, encastrée dans le mur de l’église, à l’extérieur : elle n’a qu’une seule ligne et se rapporte au roi axoumite Basèn, contemporain de Jésus-Christ. Mais je n’eus pas plutôt pris mon crayon, que des clameurs alarmées des prêtres et des sacristains qui suivaient ma piste me firent comprendre que le zèle épigraphique n’est pas compris de ce monde-là. Je serrai mon calepin en maugréant, et, pour me consoler de ma déconvenue, je m’en allai trouver le vieux bibliothécaire de l’église, abba Kalemsis (le père Apocalypse), celui-la même dont Lefèvre parle assez peu avantageusement dans son voyage.

Selon Lefèvre, Kalemsis aurait essayé de le rançonner pour lui montrer deux inscriptions inédites trouvées à Axoum, l’une en ghez, l’autre en caractères inconnus, hiéroglyphiques. Je ne sais ce qu’il peut y avoir de vrai dans l’accusation ; je sais seulement que le vieux prêtre fut charmant d’obligeance pour moi, et me permit, sans me demander un centime, de copier ce qu’il me plairait de ces belles inscriptions. Celle qui est en ghez est connue, et naturellement je choisis l’autre, la mystérieuse. Lefèvre, qui convient ne pas l’avoir vue, a eu le tort de dire qu’elle est hiéroglyphique ; elle est en belle et très-belle écriture hymyarite, et fort lisible. Malheureusement les ouvriers qui l’ont mise au jour ont rogné un ou deux pouces du bord de gauche de la pierre, ce qui ne contribue pas à la rendre aisée à interpréter.

N’ayant pas de papier à estampages, je dus me borner à une copie fidèle que j’ai comparée avec les inscriptions déjà existantes et qui m’a fourni quelques variantes, probablement des enjolivements lapidaires, car je ne me flatte pas d’avoir trouvé un seul caractère nouveau.

Kalemsis, qui du reste me reçut fort courtoisement et m’invita à partager son frugal ordinaire, me dit que le consul anglais lui avait offert cinq talaris pour cette belle pierre. Il y a si peu d’inscriptions en Abyssinie, que ce serait presque un acte de vandalisme de les disperser dans les musées d’Europe ; je conçois qu’on le fasse pour des antiquités de la Turquie ou de la Tunisie, ne serait-ce que pour les garder des dégradations que tolèrent des gouvernements ignorants ou barbares ; mais les inscriptions d’Axoum sont gardées avec un soin pieux par